TACTIQUE ET STRATÉGIE
Lullaby of Uncle Magritte. © Michael Cheval
Le changement, l’impermanence, les cycles, la mort et la renaissance. Être dans l’action, sur Terre, dans la matière et le temps, en ce rythme binaire qui évoque l’enchaînement causal des événements. Ainsi codifiée par la règle du jeu, abstraite et spéculative, quand la guerre véhicule des valeurs chevaleresques.
Hors contexte, dans les derniers contreforts de ce lointain paysage emmailloté de nappes de brume, l’horizon, fébrile ligne engloutie dans le vague des âmes perdues. Plombé par la pesanteur de cette moite atmosphère, l’assourdissant silence de cathédrale juste avant l’affrontement des héros triomphants.
Figés dans d’innombrables postures d’immobilisme cinglant, chacun s’observe en trompe l’œil, se scrutant avec cette infinie ferveur jusqu’au bout de l’intime. Entre rigueur et miséricorde, aux premiers regards galvanisés de pétulance, les guerriers se reconnaissent dans la lueur des champs de bataille. Si rien ne bouge, c’est parce qu’un peu de folie est nécessaire pour faire le premier pas qui sonnera l’engagement.
Au nom et au service de cette idéologie guerrière aux accents de furie, les armées en place se doivent d’inscrire, en lettres de sang, cette mémorable journée dans les annales des manuels d’Histoire. Héroïque et épique révélation du plaidoyer de valeureux guerriers de l’Apocalypse. Ainsi révèle le bréviaire de la chevalerie des temps féodaux.
Dans l’attente de l’instant où l’aube pointe le jour, à la lisière du confluent de la plaine, le vent souffle sa complainte de travers. La bataille sera âpre et rude, implacable choc des Titans. D’un côté, l’armada de chevaliers en armure de fer blanc, valeureux guerriers de Lumière. De l’autre bord, les ténébreux conquistadors de l’Ombre, caparaçonnés sous leurs cuirasses d’ébène. Le courroux des Ténèbres face à l’angélisme cinglant du Paradis blanc. Colossale confrontation des forces du Bien à l’encontre de celles du Mal.
Quand s’approche le moment du combat, chacun garde son attention pour la lutte. Le monde, en suspension, semble avoir perdu tout son sens. Sous les cieux encombrés, dans un tumulte de cris de charognes, une volée de corneilles et autres corbeaux en épaisse nuée, craillent et croassent leur ferveur au-dessus de leur promise pâture. L’air se charge de cette fulguration électrique, les traits exhalés de la foudre divine dans le livide reflet d’orage magnétique.
Les hommes n’ont pas d’autre issue que de combattre. Sous les premiers assauts, les cavaliers reculent de quelques pas, stratégie d’isolement et d’évitement. Piaffant de hennissements d’impatience, les destriers martèlent le sol de leurs lourds sabots ferrés de neuf. Dans une terrible clameur, bravant tous les périls, une escouade intrépide tente une percée au travers des lignes adverses. Bravant la fureur de la mêlée, le choc des armes recouvre la réminiscence de chaque instant de peur.
Sous les bannières flamboyantes, l’écho de la bataille fait rage et s’enrage en un violent carnage, tandis que les coups pleuvent sous la furie des belligérants, misérables pions assoiffés de fébriles conquêtes. Au cœur de sa macabre symphonie, la guerre met en scène le basculement permanent des forces vives. Chacun cède un pouce en cet instant où la victoire et la défaite ne font plus qu’un. Au moindre faux pas ils plongent dans l’abîme des tourments.
Du haut de leurs tours crénelées, les souverains s’observent et s’épient en postures de chiens de faïence. Au son retentissant des olifants, chacune exhibe ses attributs auréolés de fleur de lys. Fascinés par le mystérieux attrait de ce « jeu royal », ainsi jouissent sans encombre, les têtes couronnées du spectacle de morbidité. Un peu de folie suffit à éloigner le souffle guerrier, même si en arrière cour se profile la folie des grandeurs du spectre des Enfers.
Entre facéties et moqueries, que serait la vie sans la farce et la pantomime des fous du Roy qui s’emploient de déjouer le ridicule? Vecteurs de dérision, eux seuls ont ce privilège de sacrilège, à se moquer ainsi de tout sans risque. Bien qu’étant d’un tout autre monde, ils font partie intégrante de la vie de la cour, parfois ils semblent hystériques, frappés de malédiction ou quelconque miracle.
Tandis que les rois barbus haranguent leurs guerriers, dames reines s’interrogent avec fatalisme et passivité, éprises par la force des passions, entre obstination et renoncement. Un sort, un destin qui se trame sur l’échiquier des vanités. Ni salut, ni malédiction pour les maîtres du jeu, qui se pâment sous les oriflammes. L’ombre de la guerre éteint toute joie.
La stratégie est l’art d’organiser et de mener une bataille tandis que la tactique représente plutôt l’art de diriger le combat pour réussir à vaincre son adversaire. Garder le contrôle du centre, développer les pièces mineures, créer deux avant-postes, repérer rapidement les cases faibles, ne pas déplacer deux fois les mêmes pions, posséder le moins d’îlot possible, immobiliser un certain temps une pièce, déplacer les cavaliers avant les fous, ne pas bouger sa dame trop tôt, mettre à l’abri le roi. Car celui qui accepte de batailler se doit de se concentrer pour éviter de perdre la tête et ainsi devenir le maître.
Frissons, stupeurs, sueurs, crispations, vertiges, étourdissements, spasmes, stress, cortisol, adrénaline. Les mains moites, la vue dans le trouble, l’esprit dans le vague, le pouls qui frétille, le souffle court à perdre haleine. Le sablier qui égrène la mesure, décompte du temps. Soufflé n’est pas joué. Échec et mat !
«D’estre mat n’avoient-ils garde
Puisque sans roi se combattoient»
Le Roman de la Rose