L’AUBE AUX YEUX DE GRISAILLE

Publié par Vent d'Autan le

Enki Bilal

« La dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient même pas à s’évader. Un système d’esclavage où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude. » Aldous Huxley

Reclus au sein de son propre espace auto-confiné, auto-aseptisé, H 24 / 24, homo sapiens digitalus, rescapé de l’ultime pandémie virale, croupit désormais à plein temps, retranché au sein d’un environnement exclusivement virtuel, en plein cœur d’une bulle dématérialisée. Encerclé de toute part, ceinturé par les barrières de ses gestes, postures et attitudes réduits à peau de chagrin, coupé de tout contact humain et de toute convivialité, principe de précaution obligé. Une vie de déficiences lisse et impassible, rendue aseptique, sans saveur, sans ferveur, sans inventivité. Banni à jamais de cet ancien monde qu’il ne connait qu’en cascade de pixels d’images numériques matricielles.

Connecté nuit et jour à cette réalité virtuelle, qui désormais se veut et s’incarne totalitairement sienne, le voilà prisonnier au long cours de cette interface tentaculaire qui régit ses devoirs et ses contraintes, tout en assouvissant ses besoins les plus vitaux, ses pulsions les plus primaires et ses passions les plus secrètes, voir les plus intimes ; bien que toute intimité soit confisquée par acte d’autorité suprême. Chaque fait et chaque geste scrupuleusement et méthodiquement scrutés, disséqués, analysés, épluchés, répertoriés en temps et en heure sous l’implacable férule de la doxa totalitaire. Surveillance est mère de prudence.

Applications, notifications, algorithmes, logiciels, fournisseurs d’accès, plateformes numériques, serveurs multiplexés, réseaux sociaux, l’existence et la conscience du plus basique des êtres humains, décortiquée au scalpel, auscultée au compte-goutte est à présent la composante binaire d’une succession numérique de suites logiques. Monnaie d’échange de partages de données, nouvel eldorado d’une croissance à plusieurs gigabits.

Assujetti à obligations de productivité et de rentabilité, l’homme moderne, petite main besogneuse au service de l’intelligentzia avant-gardiste, éprouve par interface interposée, cette vie promise qui lui fut confisquée, pour son plus grand bien, à l’aube du tout premier confinement des années sombres, où l’avènement du monde, sous couvert de dictature sanitaire, bascula dans le vide sidéral des antres de l’enfer digitalisé. Métro  (obsolète) boulot, dodo, roman dissolu d’un quotidien tournant en boucle au rythme du pas cadencé des forces armées. En avant marche ! Un, deux, un, deux, un, deux…. Esclave moderne tournicotant dans sa roue de hamster fébrile, à la limite de l’apoplexie.

Après plus de trois siècles de stratégies d’adaptation, d’un seul bloc frontal, l’humanité s’est placardée derrière les remparts d’une structure ordonnancée. Toute forme de hasard et d’imprévu rationalisée au plus près des intérêts de la nouvelle communauté universelle. Aléas et autres déconvenues de l’existence humaine gommés de toute trace d’imperfection. L‘éminent destin commun d’accomplissement normalisé en grandes lignes de structures hiérarchisées, clivage de la communauté nouvelle. Au regard de l’hystérie collective, la division héréditaire de la Nation Patrie remise en ordre martial sous le régime de la hiérarchisation des castes. Chaque groupe d’individus spécifié dans une seule et unique fonction astreint à d’indissolubles espaces d’enclavement de l’archétype imposé.

Au nom de la nouvelle idéologie progressiste, l’avenir de la destinée humaine est tracé dans les grandes lignes de la pensée unique, unique pensée, géométrie de l’idéalisme personnifié. Plus aucun imprévu, plus aucune déconvenue. Efficience, maniabilité, adaptabilité, efficacité, préceptes rhétoriques de l’Ordre dictatorial. Duplicité de la tragédie des extrêmes. 

Soigneusement listés, énumérés, disséqués, analysés, classifiés, répertoriés, pensés, élaborés et solutionnés par degré d’influence sur le devenir de la destinée humaine, les moindres tracas et soucis de l’ordinaire ainsi effacés de la mémoire collective. Le collectif n’étant plus qu’Un. Paroles et libertés confisquées au nom de l’intérêt et du sens commun. Efficience, influence, gouvernance, truculent triptyque d’endoctrinement des foules dociles à l’obéissance servile.

Rêver, penser, aimer, partager, que de vils mots radiés manu militari du langage courant. Livres, journaux, revues, tout support papier source de diversion, éradiqués au nom de l’identité morale des néo-sachant, bien pensant de la liturgie des dogmatismes de droit divin. Penseurs, philosophes, écrivains, poètes, artistes, tout ce qui n’est point essentiel, has-been, cloué au pilori de l’infamie. Le nouveau monde a fini par avoir la peau de celui d’antan, ne faisant qu’une bouchée de ses antiques fioritures. Les oligarchies du passé ont perdu le pouvoir tantôt par rigidité, tantôt par laxisme. (1984-Orwell)

Après des années de soubresauts, l‘intelligence artificielle émergea au cœur du néant et des forces du chaos. Rédemption qui apporta le salut et le repentir à tant d’âmes pécheresses en péril. Subtil message subliminal auréolé d’un halo d’ostentation, inlassablement relayé en boucles de discours prolixes, sur chaque console connectée à la source Mère de la Nation. Ainsi le monde ancien bascula dans les soubresauts sismiques de cette nouvelle puissance infinie où le nombril du monde flirtait entre irréel et irrationnel d’inspiration typiquement Orwellienne.

 1984 ne fut qu’un prétexte fallacieux, pamphlet d’écrivain obsolète, à la fois mise en bouche et simple galop d’essai pour tester le degré de manipulation et de doléance des foules endoctrinées. Le tout, transformé par une armada de prédicateurs visionnaires, fanatiques à sang froid  balayant manu militari  la moindre once de révolte d’un simple revers de la main, poing fermé, à double tour. Au bord de l’abîme, idéologie de l’enfermement.

Il est des temps où la politique n’est pas que pure fiction, nous voilà à l’orée sauvage de cette cruelle réalité, captifs de cette structure dédaléenne et labyrinthique, misérables proies sentant l’odeur d’un siècle, arachnéen et noir *. Quand l’utopie vire aux gisants, fol dystopie de l’en même temps. Abyssus abyssum invocat.

* Charles Baudelaire