LARMES D’APACHE

Publié par Vent d'Autan le

Au cours de la « Longue Marche » de 1864, plus de 8.000 Navajos furent exilés de force par l’armée Américaine pour être incarcérés à Bosque Redondo près de Fort Summer. Ce long périple de 500 kms dura environ 20 jours, dans la rigueur de l’hiver. Beaucoup périrent durant cet exode, surtout les anciens et les enfants.

Au cœur d’un gigantesque panorama de désolation, l’astre solaire, à bout de souffle, achève son labeur journalier, incendiant les coulisses des vertigineuses montagnes d’ocre. A cru sur leurs mustangs effilés, les Apaches traversent l’asphalte défiant l’Esprit du Vent. Sans dessus dessous, chacun passe en trombe sans que personne ne puisse les apercevoir. Dans le sillage de l’insolite chevauchée s’élève une nuée de particules de poussière, vision de cet exode de forcenés. Invisibles guerriers en vadrouille sur les remparts d’une existence déchue dans l’horreur de l’immonde. Valeureux héros d’indifférence esquissant les contreforts de farouches lignes de fuite.

C‘est en toile de fond, dans le fracas abrupt des roulements des tambours, que d’intenses lueurs de décharge électriques transpercent le ciel. Trait d’union entre les brumes et le firmament. L’effroi du jour, ouvert de toutes parts en ces lieux métamorphosés par quelques stèles mémorielles. Fragments perdus du néant. Ainsi s’éclipsent les cavaliers, au-delà de la piste fantôme, dans un long silence d’apocalypse. Quête incertaine pour appréhender les profondeurs de l’ineffable sous d’autres angles d’approche.

Sur la trace de la longue marche, dans les pas de la pénombre des ténèbres. Au terme d’un long et douloureux périple, le rêve anéanti de tout un peuple en proie à son propre déclin. Ailes brisées, plumes envolées. Peintures de guerre pâlies. Visages soumis, entachés de honte. Honneur souillé, orgueil vaincu. Le peuple des Turquoises écrasé, sous le joug du grand prédateur au visage pâle. Désespoir cloué au sol. Seules croassent les grands oiseaux au plumage noir jais, couleur idoine de la longue crinière des Indiens.

Bousculé par la frénésie d’un soleil rageur, le temps, inexorable complainte à bout de souffle dans la poussière du désert. Infini solitude sans borne. Passagers éphémères pourchassés jusqu’aux confins de la Terre, en ces territoires d’hostile lassitude. Bannis de leur paradis ancestral, frappés du sceau de l’infamie, la mort dans l’âme. Les corps meurtris enveloppés dans le linceul du genre humain. Sensations étranges, dimensions parallèles. Tragédie de la condition humaine. L’ombre des guerriers en embuscade.

Des premières esquisses de l’aube jusqu’au déclin du crépuscule, chaque jour de tourments, entre exil et déportation, la longue errance du peuple Navajo arraché de force de son vaste territoire sacré, Diné Bikéyah. Le froid glacial des morsures de l’hiver. La faim. La soif. La fatigue. Bien plus intense que la prostration, l’empreinte de la peur collée aux tripes, à même les pores asséchées. Et dans les tourments du lointain, les dernières  lignes de crêtes évaporées. Juste le galop des chevaux sauvages, ivres de liberté.

Point de danse au soleil, astre mort meurtrissant les chairs puériles. Sur le bord du chemin, la triste hécatombe des suppliciés, la lente agonie des plus faibles, le sacrifice des vaincus. Quand leurs carcasses se dessèchent sous la fournaise du désert, livrées en pâture aux coyotes et aux rapaces. Longs corps fantomatiques, ombres d’errance, visions de désolation, trajectoires pétries de mélancolie. Quand être n’est plus. Damnés de la Terre, Mère des Nations. Laissés pour compte, parqués dans des enclos de famine grouillant de vermine. Femmes, enfants, vieillards ballotés, titubant et s’entrechoquant dans la mêlée du chaos. Et d’innombrables strates qui tapissent les mémoires, extravagant poème où se terrent les chagrins les plus sourds jusqu’à infléchir la courbe du ciel.

Silences assourdissants. Sur la piste des sacrilèges la tribu fantôme traine sa cruelle destinée. En résonance à sa douleur muette, l’harmonie bafouée sur l’autel des sacrifices. Hozoh, la belle symphonie de la nation maculée par la soif de conquête de prédateurs en liesse, livrés à la furie de leurs grandeurs. Hozoh, balayé par l’haleine féroce des vents de conquête. Portées par le souffle de l’air souillé, les flèches brisées transpercent le ciel occulté. A l’unisson des maux, l’écho des larmes d’apache.

Absurde traversée d’un monde devenu hostile qui ne leur appartient plus, qui ne leur appartient pas, dont l’errance et la déportation sont à présent la norme imposée. Deshéritage de toute une nation, de tout un peuple, spolié jusqu’au plus profond de son authenticité, exilé de la terre de ses ancêtres. L’humanité qui poursuit les hommes jusque dans leur inexorable destinée. Spoliation, exode, déportation, massacre, génocide. Le pacte cruel des prédateurs. Obscurcies par la contrariété des lueurs, les tuniques bleues outre tombe, meurtrissures de l’âme.

D’insoutenables images qui s’impriment en toile de fond. Deuil, exil, barbarie, des milliers de Peaux Rouges pour raconter l’indicible, fustiger l’innommable. Exclus du vivant. La liberté parquée en enclos rebaptisés Réserve par les évangiles de la diabolisation. Apaches, Navajos, Cochise, Géronimo… Il n’y a pas si longtemps qu’on tirait à Wouded Knee !

A l’arrière du brouillard, à travers l’émanation des mirages de fourberie, l’incantation divine du guérisseur des âmes. Polyphonie sonore du chant des lamentations au son des tambours. Paroles de sagesse. Paroles de chaman…Venez, venez, esprits magiques ! Si vous ne venez pas, je viendrais vers vous ! Debout, debout, Esprits magiques, je viens vers vous, éveillez-vous !