LA DAME DU PLÔ

Publié par Vent d'Autan le

3 Mai 1211. Un des plus douloureux épisodes de la croisade contre les Albigeois. 400 hérétiques brûlés vifs. 80 chevaliers captifs égorgés. Dame Guiraude jetée vive au fond d’un puits puis recouverte de pierres. Lavaur l’hérétique. Complainte des jours faydits que chuchote la crispation des âmes dans le bruissement d’ailes de la blanche colombe.

Annoncé comme l’apogée du Moyen-âge, le siècle capétien du juste et bon roi Saint Louis s’est amorcé par la sanglante croisade contre les Albigeois entamée par ses prédécesseurs, dont la portée résolument allégorique résonne encore de nos jours au son du tocsin du Jacquemart. « La grande prostituée de Babylone » n’ayant eu cesse d’éradiquer les lumières cathares.

Terre de convoitises et de conquêtes, mille fois conquise, mille fois soumise, vouée à l’hybris prédateur de conquérants venus de lointaines contrées ; ancien royaume des Wisigoths et de la Rome impériale dont chaque village porte en son nom l’identité de l’envahisseur. Brens, Marzens, Mézens, Rabastens, où fut ordonné le dernier Parfait: Guilhem Bélibaste. Comme si implicitement il  fallait que chacun se souvienne et que personne n’oublie les hordes barbares venues assouvir leur inextinguible soif de prédation et d’occupation.

En ces autres temps immémoriaux, dans la même furie guerrière, s’écrivait en lettres de sang, une douloureuse page sombre de notre histoire, celle qui ne figure point dans les livres d’école, celle que l’on a volontairement rayée de la mémoire des temps , après avoir minutieusement éradiqué la félicité de tout un peuple, son art de vivre, sa culture, sa langue, ses racines. Génocide ecclésiastique où la folie des hommes atteignit les plus hauts sommets de la démesure.

Contre la barbarie, paratge , maître mot de la civilisation courtoise. Tout à la fois le respect, la loyauté, la tolérance et la liberté, c’est à dire la liberté du cœur. Qualificatif si rare et si précieux, éloigné du langage courant, message d’espoir ressenti au plus profond des racines de ce territoire soufflé par le vent. Toute la noblesse de cœur de cet esprit cathare, communion de ferveur spirituelle qui vit et transpire dans nos entrailles.

* Le JacquemartGuilhem Bélibaste –  Peire AuthiéParatge Canso

Portée de bouche à oreille par les trobadors, poètes et musiciens en verve, la prophétie de l’Apocalypse s’était répandue comme une traînée de sang et de flammes au travers de cette terre occitane, terreau de dissidence comparée à un crime de lèse-majesté selon la bulle pontificale d’Innocent III: Vergentis in senium.

Épopée tourmentée. Le souffle de l’hérésie manichéenne au cœur de la croisade des Albigeois. Terre dévastée, pillée, brûlée, dévastée, anéantie sous le joug d’interminables sièges et tragiques bûchers. Le pouvoir de la conquête, la conquête du pouvoir. Les chemins de la croisade n’ont point effacé les tourments subis.

* Vergentis in senium

Chanson de geste engagée, Canso de la Crozada, Chanson de la croisade contre les Albigeois, fut composée en langue occitane par  Guillaume de Tudèle, moine de Navarre pourfendeur d’hérésie, et par un poète toulousain anonyme, auteur de la seconde partie. Engagé contre la croisade, il défend  les idées de valeur et d’honneur (paratge) de la société occitane médiévale.

Le précieux manuscrit, vaste poème épique retentissant de 9 578 vers en alexandrins, relate au jour le jour le bruit et la fureur guerrière des évènements qui ont si profondément bouleversé le XIII° siècle occitan. Ce texte à deux voix dissonantes demeure un précieux document historique de tout premier ordre. La Canso élève la croisade à l’affrontement des allégories du Bien face à celles du Mal.

En 1942, sous le pseudonyme d’Émile Novis, Simone Weil publie deux articles aux Cahiers du Sud. Inspirée par la Canso, elle fait cet étonnant parallèle avec l’Iliade, dont la Toulouse romane fut la nouvelle Troie. Selon elle, en détruisant le pays cathare, Simon de Montfort a amputé l’Europe d’une liberté spirituelle qu’elle n’a jamais réussi à retrouver. La destruction de cette civilisation par la force brutale prend ici valeur de symbole.

* L’inspiration occitane

Sur l’esplanade du Plô, balayé par le souffle de  l’Autan, juste le silence, témoin du néant des âmes damnées. Du castel qui trônait en place centrale, fierté de la petite cité, point l’ombre d’un vestige, juste une stèle en guise de souvenir. Que de mémoires enfouies dans ce passé à jamais douloureux. Étonnamment, en ces lieux de sombre tragédie, l’endroit reste chargé de mystique et de sacré, emprunt de l’inconsolable douleur du sang versé des martyrs.

En contrebas par-dessus le parapet, vers les eaux du port, dans le reflet d’un halo de lumière la lune danse entre les grappes de brume. Poussée par le souffle du large, une ombre furtive s’évapore dans le silence de la nuit. Âme voilée, dévoilée dans la pénombre de ce subtil jeu d’ombres allant plus loin que l’inconnu, hors des murailles d’enceinte, où s’ouvrent des portes secrètes vers le lointain.

Au détour des petites ruelles qui délimitent ce labyrinthe d’architecture médiévale, chaque pierre, chaque poutre, chaque colombage, chaque pavé retiennent en leur sein l’âme de ce pays occis. En contemplant ces murs de poussières on y entend encore le crépitement des brasiers. Des pierres qui nous parlent pour que les leçons du passé nous ouvrent enfin les yeux. Patrimoine vivant, à l’épreuve du temps, sentinelle de la mémoire.

Il suffit de s’y attarder quelque peu, d’y regarder d’un peu plus près, de toucher avec les sens de son être et de  filer sa toile grâce à ce jeu de piste grandeur nature pour s’immerger quelques siècles en arrière au travers des meurtrières du temps. Émotions brutales. Un monde pris d‘effroi qui vous conte son Odyssée. Vertiges de ces citadelles à l’assaut du ciel. Lavaur l’hérétique.

En ces temps inféodés, à l’intérieur du castrum de la cité prospère, la vie frétillait d’une joie fraternelle et trépignait de cette exubérance enthousiaste des jours heureux, emplie de ce souffle de liberté et de tolérance. Les jours de marché, entre les chants des trobadors s’égosillaient la piaillerie des enfants. Cathares, juifs, musulmans vivaient ici en parfaite symbiose, en totale harmonie des êtres et des esprits. Les communautés des Bons hommes et Bonnes dames qui avaient fui devant l’armée d’invasion y avaient trouvé refuge. Terre de tolérance et d’acceptation.

Le temps semblait s’être suspendu à l’avènement du solstice d’été, l’instant de la célébration du lys. Bien avant que la folie meurtrière de Simon de Montfort ne gangrène ce petit paradis aux portes de l’Enfer. Malheur, ruine et désolation. Hérésie du tragique.

Na Geralda, Dòna Guirauda, Dame Guiraude, la dame du Plô, seigneuresse de Lavaur avait choisi la voie apostolique, vouant ces jours à la pauvreté et à la charité. De par sa persévérance, sa générosité, son altruisme, son humanisme, son sens aigu de la foi envers ses semblables, ainsi que son humilité sans faille, elle incarnait cette femme exceptionnelle dans son apparente simplicité. Tout en délicatesse, animée de cette flamboyance fébrile et visionnaire. Une belle personne de lumière au cœur de l’obscur. Guiraude de Laurac, Parfaite cathare.

Aux préludes de cette épopée d’extrême dissidence, le ciel et ses bons dieux d’apôtres, grands annonceurs de prédictions ostentatoires, avaient pris quelques postures bien trop catholiques, au grand dam d’autochtones à l’accent chantant, qui chaque matin, histoire de conjurer le mauvais sort, consultaient inlassablement les oracles de ce monde à l’équilibre incertain.

Au faîte des petits jours printaniers, une nuée d’encre de fol envergure tournoyait sous le lugubre croassement des corbeaux. Étrange présage d’une tempête d’égarements. À l’aube du petit matin, le chant du coq n’eut point claironné. Quelques signes avant-coureurs de cette irrépressible atmosphère de chaos.

Depuis la voie romaine, dans le voile de brumes qui s’épanchait à l’arrière de  l’horizon, s’élevait une impressionnante colonne de poussières mêlée de sons et de bruits discordants, cacophonie de putrides lyrismes. La noirceur au milieu des océans de la mort. Violence aveugle et misérable, masse fumante de haine et de désolation.

Pape de la chrétienté latine, Innocent III confère les croisés Milites Christi, chevaliers du Christ. Quant à la croisade, elle est désignée comme l’affaire du Christ, Negotium Christ. Certains la compare à l’armée de Dieu, Dei exercitus, constituée de ses champions du Dieu crucifié, Crucifixi Christi pugiles.

Sur leurs armures, leurs vêtements, ainsi que sur les tours de bois érigées lors des sièges, les croisés chrétiens portent la croix. Au cours des combats, les clercs exaltent à la proue héroïque des guerriers en entonnant le Veni Creator Spiritus. Les voies des saigneurs sont et subsistent impénétrables. La religion demeure l’opium du peuple.

*Veni Creator Spiritus

Dépouillé de ses biens par les croisés, Aymery, frère de dame Guiraude, seigneur de Montréal et  de Laurac le Grand, s’est retiré auprès d’elle. Avec ses quatre-vingts chevaliers  il entreprend la défense de la place avec l’appui des habitants et d’un grand nombre d’hérétiques réfugiés en ces lieux.

Assiégé par les troupes sauvages de Simon de Montfort, la batiste résiste malgré tout sous les assauts incessants des catapultes et autres engins de bombarde. Boulets de pierre, bombes incendiaires pleuvent sans discontinu sur les épaisses murailles. Durant la journée, à l’aide de fagots les assaillants s’efforcent de combler les fossés, sitôt débarrassés de leurs encombres à la nuit venue. Décrite par les croisés comme « la citadelle de Satan »,  Lavaur résiste tant et plus, un long mois durant. Vertigineux épisode de sévères affrontements.

Tel que l’affirme le pape, les hérétiques sont bien pires que les Sarrasins. De quoi justifier la fureur sacrée des croisés, qui voient à travers la Croisade un accomplissement dans le Christ.

Ce matin là, aux premières heures de l’aube, le ciel et ses simagrées avaient revêtus leurs pèlerines de funérailles. Dans un tournoiement d’effroi, une cohorte de corneilles craillait  la morne litanie de sombres présages. L’invasion des ténèbres en ce voile confus opposé à la clarté du jour. Aux ennemis de Dieu, point de quartier. Fer de lance de la stratégie de la terreur, théologie de la guerre sainte.

Malgré la redoutable pugnacité à défendre la cité, les croisés, redoutables guerriers aguerris aux stratèges de siège, parviennent jusqu’au pied des murailles, protégés par une « chatte » : galerie de bois montée sur roue formant pointe à son sommet.

Enfin, le mardi 3 mai, un grand pan de muraille s’effondre, ouvrant une brèche béante. Manu militari, semant le chaos dans la fureur et dans le bruit, la horde barbare et sanguinaire s’engouffre sans encombre dans les entrailles de la bastide. L’assaut se borne au plus court. Succombant sous le nombre, la reddition est quasi immédiate.

La mélancolie du jour à peine éclos cristallisait les torpeurs de quelques festins d’ombres où se morfond la candeur des âmes perdues. Avides de richesses orpaillées de précieuses orfèvreries, les hommes de chair morbide, abandonnés à la bondieuserie furibonde de leurs âmes de damnés. L’armada des belliqueux sous l’emprise du bellicisme des jours fauves.

L’ardeur de la guerre n’a point de frein à rassasier la fougue des conquérants, ainsi se lâchent les démons vociférés tandis que la rage se mue en diabolique furie de cette même foi haletante. L’exhortation  du guerrier possédé, grisé et emporté par la fureur sacrée qui entraîne le monde jusqu’aux abîmes des ténèbres. Vielle rengaine de l’aristeía selon l’épopée homérique.

Faisant fi du code d’honneur chevaleresque, Monfort et ses croisés vouent aux nobles défenseurs une fin indigne de leur rang. En dehors de la pénombre des murs, les quatre vingt chevaliers sont passés au fil de l’épée après que la potence qui devait les pendre comme traîtres, eut cédé. Les chevaliers occitans sont égorgés “en moins de temps qu’il ne faut pour le dire” (témoignage du moine croisé Pierre des Vaux de Cernay).

Refusant de livrer les cathares, Dame Guiraude, martyre de la cause, symbolise l’incarnation la résistance occitane face à l’envahisseur. Nommé par les croisés « heretica pessima », la pire des hérétiques, elle connaitra cette fin cruelle et tragique dont la propagande devait frapper les consciences et servir la cause de la guerre sainte. Bien que favorable à la croisade, Guillaume de Tudèle s’indigne du martyre que les soldats croisés ont proféré :

Quant aux Bons Hommes et Bonnes Femmes capturés, préférant mourir plutôt que d’abjurer leur foi, les voilà conduits hors de la ville vers le plus grand de tous les bûchers de la conquête. Nul se sait où se trouve l’emplacement du « champ des cramats ». En un éclair d’effroi le feu du miraculeux brasier triomphe de l’hérésie, plus aucun espoir de salut. Quelle foudre a donc réduit en cendrée tant de pauvres vies aux encoignures du registre de l’inquisition ?

Sous les respirations de l’Autan, disséminées de part et d’autre  de l’amour de Dieu, les cendres des Parfaits recouvrent la cité d‘un funeste voile de crêpe obscur. Surgi d’outre tombe, un profane silence scelle le sceau de l’infamie gonflé d’étourdissements à faire pâlir la pénombre de fond de nef . Au seuil du monde la sentence des brumes inaccessibles vers les lueurs dévastées du déclin.

À contrario du sac de Béziers, Simon de Montfort interdit tout pillage. Argent, chevaux, vêtements, étoffes et tissus, blé, grains et vins sont remis au banquier de la croisade, Raymond de Salvagnac, riche marchand cadurcien. Cent marcs d’argent sont prélevés sur le butin pour le compte du Pape Innocent III. 

Sur l’esplanade du Plô, à l’emplacement du castel, une stèle élevée à la mémoire de Dame Guiraude, où figure la colombe, allégorie de la paix. Par l’entremise du tumulte assourdissant de la guerre, ce monde qui n’est plus que poussières, passé de vie à trépas. Ce qui faisait territoires, lieux, édifices et traits d’union, disparu, englouti dans la vanité des conquérants de Dieu.

Malheur aux damnés de cette terre bouleversée, glacée d’effroi, plongée dans le morbide des marécages de l’ignominie, corps et âmes calcinées. Survivre malgré l’adversité, au bord du précipice, dans l’enfer de ces flammes éternelles, bûchers des vaniteux sans gloire, soudards de l’infâme. S’affranchir de la terreur du blasphème au sein de cette foi meurtrie. Oser s’affirmer partisan de l’hérésie. Résistant, indigné, insoumis, insurgé, rebelle. Cathare.

Dans une trouée de lune une silhouette furtive s’esquive au loin, se glissant dans les replis de la nuit. Au détour des méandres de l’Agout, Na Geralda parcourt le labyrinthe des temps afin de nous conter le récit épique de l’épopée cathare.

L’impression d’habiter un coin de terre qui ne ressemble à aucun autre. Ses étendues, ses perspectives, ses paysages, ses alentours, ses lignes du lointain, ses horizons, ses chemins de traverse, son histoire, sa langue,  lenga nostre. Chaque lieu marqué de l’empreinte de cette terre indomptée, enracinée en son identité. Le pays Cathare invite à la rêverie et à la poésie tout en bousculant l’imaginaire. L’esprit libre. Le souffle du vent….