GUERNIKA, L’INDICIBLE

Publié par Vent d'Autan le

« La peinture n‘est pas faite pour décorer les appartements, c’est un instrument de guerre, offensif et défensif, contre l’ennemi. » Picasso

À contrario du faste des saisons, certains lieux demeurent à jamais empreints de folle tragédie, comme malédiction divine dont nul ne pourrait se défaire. Furie des Dieux, foucade des hommes, les uns se risquant à l’égal des Autres.

D’un jet de plume d’able colombe, Éluard, prophète versificateur à ses rimes perdues, aura su en édifier un poème, palpitant et tonitruant. La victoire de Guernica, ode lyrique à la brutale férocité des créatures humaines envers leurs propres semblables.

En soi un acte politique, indispensable témoignage des sombres abysses du fleuve des Enfers. Ainsi les hommes vivent, ambivalents et ambigus, sujets aux multiples pulsions de leurs tréfonds endiablés. Pauvres créatures enivrées du nectar des fleurs du mal.

26 avril 1937. Au faîte de l’après-midi la sphère céleste s’assombrit, recouverte du vrombissement d’un essaim de faux bourdons. Des entrailles des cieux dégringolent une avalanche de bombes incendiaires, flamboyant pamphlet du monstre guerrier au piètre fasciés. Odieuse banalité de la barbarie franquiste.

Nuages de cendres, échos gutturaux et brames des suppliciés. Pincées d’effroi dont l’humanité en est capable contre elle-même. Jusqu’au dégoût, abjecte et sordide infamie, plus délirante que l’orgueil criant de vérité. Univers de chaos et de ruines. 1800 morts et plus de 800 blessés. Noirceurs orchestrées. Hégémonie d’un peuple fratricide. Aucune trace d’humilité. La mort que l’on sème. Guernika-Luno, suppliciée à mort.

Submergé par le feu et la flamme de cette fièvre enragée qui transcende certains artistes dans la quintessence de leur œuvre, ce grain de folie à l’esthétisme stupéfiant. Sous les traits anarchiques d’un pinceau halluciné, quelques plans anamorphosés esthétiquement effarants. Révélation chevillée au corps. Sous la palette du peintre la toile prend vie pour se perdre en infinies perspectives.

Piégées dans le dédale des ruines, visions hypnotiques, images déformées, spectres affligés, tortueuses distorsions de la violence du langage pictural soumis à l’implacable épreuve de l’interprétation de la noirceur. Mise en scène foudroyée par les éclats du jeu de massacre révélé par touches impressionnistes. Faire feu ou esquisse de tout évènement, si sordide soit-il. Sous ce regard particulièrement lucide comment traduire le fardeau des stigmates des bombardements ?

Afin de traduire au mieux cette ambiance sombre et d’exprimer toute la quintessence du chagrin et du chaos,  Picasso utilise une peinture mate pour obtenir le moins de brillance possible, gommant ainsi toute trace de coloration, fulgurance de vie. Juste la noirceur à l’état brut et compact, agglomérée dans l’obscurité des ténèbres, reflets du pouvoir destructeur de la guerre et de ses enjeux morbides. Tourbillonnent autour d’eux les chants du crépuscule.

La queue en panache semblable à une colonne de fumée opaque, un taureau bicéphale aux yeux grands ouverts se dresse au-dessus d’une femme endeuillée portant dans ses bras un enfant mort. Visage empli de douleur et d’incompréhension. Entre le taureau et le cheval, fers de lance de la tauromachie espagnole, d’un simple trait de crayon à main levée l’esquisse d’une colombe qui au temps jadis enveloppait les hommes de ses ailes de paix.

Sous les sabots du cheval hennissant vers le ciel, un soldat défunt gît à terre, démembré. Dans la main de son bras droit mutilé, une épée brisée d’où pousse une fleur surgie des décombres. Au creux de sa main gauche, ligne de cœur, ligne de vie et ligne de destinée, existence brisée. Ici s’achève sa longévité. Au-dessus de la tête de l’équidé, l’éclat d’une ampoule nue, dieu soleil sous forme d’œil prodigue. L’œil qui voit tout, l’œil de la providence, symbole du regard Divin qui embrasse toute la Création. Clairvoyance des Cieux face à l’incurie des hommes.

Postée à la droite du cheval, cette silhouette épouvantée semblant s’infiltrer par une porte dérobée. Elle porte une lame allumée, est ce donc là une bougie qui scintille sous le globe lumineux ? Vague lueur d’espoir au cœur de ce carnage ? Abasourdie, une autre femme vacille, titube, chancelle, pauvre créature en péril fixant l’ampoule allumée d’un regard vide, les yeux hagards, inanimés.

À l’extrême droite (mille pardons d’utiliser ici ce terme…) une quatrième femme, les bras levés de terreur, bouche bée et tête rejetée en arrière, prise dans le brasier de cet enfer. Un carré de lumière émerge d’un mur sombre. Chacune de ces séquences, taillées au scalpel, font preuve de barbarie, en même temps qu’un florilège de drames retracés à travers ce no man’s land sur lequel viennent se fracasser les derniers espoirs. Visions du vide, visions du néant, comme pour se débarrasser des scories totalitaires.

« Guernica », tableau exceptionnel de Pablo Picasso qui compte parmi les plus connus au monde. Sur la  toile déployée, cette fresque monumentale de 3,49 mètres de haut et 7,76 mètres de large, reflète la façon dont le peintre en exil a appris le massacre. Mais le plus frappant reste avant tout l’intensité de ce silence qui vous colle à la peau face à l’ampleur de cette démesure. La voie des martyrs, tue à jamais dans le repos éternel. Sans doute le souffle glacial sillonnant le royaume des ténèbres. Un ange déchu s’amuse du reflet qu’il nous renvoie, de peur de s’y deviner.

À Otto Abetz, l’ambassadeur du régime nazi à Paris qui lui aurait demandé devant une photo de la toile de Guernica, un peu indigné lors d’une visite à son atelier : « C’est vous qui avez fait cela ? », Picasso aurait répondu : « Non… c’est vous ».