DANS L’OMBRE DES CHIMÈRES
Il rêvait en couleurs, de frivole liberté, d’infinies étendues, de cieux incandescents.
Avait-il sombré dans les bras délicieux de Morphée ou s’était-il simplement assoupi, absorbé par la puissance des mots, qu’il dévorait à pleines pages, de cet épais volume qui le tenait en haleine depuis plusieurs jours ? Combien de temps avait duré cette dérobade du côté des limbes ?
Le bruit sourd que fit le recueil chutant sur le plancher, l’extirpa de ce qu’il prit pour une légère somnolence. Avait-il rêvé cet instant, quelle était la teneur de cette sensation d’étouffement et d’oppression? Le souffle court, les battements accélérés de son palpitant martelaient le bord de ses tempes dans un tempo saccadé. Ses yeux clignaient face au halo de la lumière du jour.
Émergeant des vapeurs de brumes, entre mirage et réalité, il s’était égaré en chemin, la puissance de cet état lymphatique l’avait sonné, absorbé par la teneur des propos aperçus entre les lignes. Sans trop savoir pourquoi, la thématique tressaillait en lui, les mots faisaient écho à la perception de sa propre réalité. Était-il possédé part quelconque démon au point d’être obsédé de la sorte par cette pensée philosophique, qui déroutait ainsi son esprit critique ?
Chaque mot, chaque phrase, chaque énoncé provoquaient en lui cette espèce de transe, au point de lui faire perdre pied, l’entrainant à contre courant dans les mornes tréfonds de la psychologie humaine. Il fallait résister, s’affranchir de l’intensité des vérités énoncées. Rien ne pouvait l’extraire de l’emprise grandissante de cet essai bouillonnant, dont il avait entrepris la lecture, quelques années auparavant. Mais il n’avait pas pu aller jusqu’au bout de cette pensée, il n’était pas encore prêt pour se lancer sur la Voie.
Les images du passé interféraient avec la conscience endolorie, l’instant présent avait été balayé de la réalité de cette vie qu’il menait au quotidien. Qu’avait-il compris au travers de l’éclaircie de ce paragraphe qu’il avait lu et relu, s’imprégnant de chaque mot, jusqu’à en extraire le suc libérateur ? Le passé était derrière lui, sans possibilité de changer, l’avenir, immense territoire vierge, restait à écrire. Seul comptait le présent de chaque instant et l’intensité de cette prise de conscience. Ici et maintenant…
C’est avec grand peine, qu’il avait soufflé les bougies de cette nouvelle dizaine, traversé par une bien étrange sensation, un sentiment de mal être, sincère et abyssal, tout en se persuadant que ce passage à vide n’était ni plus ni moins qu’une piètre coïncidence. Bien avant ce jour là, il avait traversé les âges sans encombre, sans plus se soucier de la précipitation des temps, soumis aux contraintes de cette inéluctable avancée. Les époques avaient filé, lui avec, laissant dans l’arrière cours, cette vie qu’il voyait s’effilocher en pointillés, perdue, jetée en pâture au quotidien sans plus d’étincelle de vie.
C’était ça, l’étincelle de vie, cette petite lumière qui scintille au fond des yeux et qui vous précipite dans le torrent intrépide de l’existence. Le doute, l’immobilisme, l’empêchement, un long chemin qui conduit à bien des confusions et des malentendus. Avait-il vraiment vécu ou bien avait-il simplement subi cette vie, programmée au jour le jour ? Était-il artisan de sa vie ou uniquement simple spectateur ? Il rêvait en couleurs, de frivole liberté, d’infinis étendues, de cieux incandescents.