TU ME CHERCHAIS …
Héros de papier glacé ou de case de bande dessinée, de cape et d’épée ou de feuilleton télévisé, de cinéma muet ou de cinoche de quartier, tant de prétendants attitrés passés sur le fil de cette trame que de n’en choisir qu’un seul parmi tous ( pour Un) ne serait que vulgaire gageure. Peu ou prou, figure de proue.
Sous l’effet prolifique d’influences célestes, le héros, figure de voûte tutélaire, mi humaine, mi divine, incarne à la perfection ce glorieux personnage auquel la tradition séculaire attribue de prodigieux exploits souvent légendaires. Descendu du sommet de l’Olympe, auréolé de sa superbe, tel un phare à éclats il provoque cet irrésistible attrait, fascinant la cohue populaire de ses propres mirages magnétiques. Pourvu que les Dieux ne s’emmêlent…
Emprunté aux divinités grecques et antiques, dans un continuum sans cesse renouvelé, contre vents et marées, il traverse les temps et les âges, psalmodiant sa longue épopée contée au fil de mythiques épopées. Jusque dans les replis de nos imaginaires, peuplés de songes et de chimères, le héros accroupi en nos espérances, symbolise cette part de lumière qui scintille dans la pénombre de nos esprits étiolés, au plus près de cette âme d’enfant dont on ne se détache jamais totalement.
Héros de papier glacé ou de case de bande dessinée, de cape et d’épée ou de feuilleton télévisé, de cinéma muet ou de cinoche de quartier, tant de prétendants attitrés passés sur le fil de cette trame que de n’en choisir qu’un seul parmi tous (pour Un) ne serait que vulgaire gageure. Autant de chemins impromptus que de héros ordinaires. Peu ou prou, figure de proue.
Comme si en partance pour une île déserte l’on devait se contenter d’emporter qu’un seul et unique exemplaire d’un livre tenu à cœur, alors qu’au plus profond de notre sanctuaire secret une bibliothèque toute entière ne suffirait à bousculer cette vague sacrée qui traverse la brèche en vous fouettant l’âme. Autant de propositions rêveuses qui, en roue libre, jalonnent l’univers de nos affections.
Fruit frugal de l’inconscient collectif, le héros, de pied en cap, s’incarne bien trop souvent au masculin singulier, anobli en lettres majuscules. Tyrannie de l’homme d”éclat drapé de sa fougue oratoire. Pourquoi donc espérer un autre dieu aux vertus inaccessibles ? Parfois l’héroïsme harasse le panache du héros. Sans doute qu’en secret il aspire à cette insoutenable légèreté de l’être jouissant de petits plaisirs simples. Alors quelle part de soi transfigurée en démiurge de grande envergure ?
Et les voilà tous, les uns après les autres, kyrielle de héros qui processionnent en liesse, à la queue leu leu, guindés de mille et une paillettes comme pour un torride défilé de la Gay Pride. Toreros ou sombreros, les uns et les autres libres de prophétiser quelques figures railleuses ou renfrognées.
Au-delà des balbutiements de l’enfance, chacun s’est peu à peu estompé, voilé d’une ombre légère, diffus dans un langage plus universel. Ceux d’antan ont laissé place à d’autres prétendants, plus lissés, dépourvus d’écailles de plomb, dépouillés de masques de carnaval et autres ridicules d’accoutrements, sans plus aucun artifice, dans le plus simple des apparats, l’âme à nue.
Quel est-il celui dont les honneurs promis par delà le grand large envoient en catimini des songes à voix basse ? Né de la mer, il émergea de la vague, au creux de l’écume des flots renversés. Au hasard d’une destinée peu à peu façonnée au gré du tumulte des vents farouches, dans le sillage de celui qui n’était qu’un personnage parmi d’autres, devenu héros malgré lui entre horizons lointains et escales mythiques.
De port de transits en ports d’attache, il déambule en ces lieux fébriles d’un monde évanescent et fantasmé où la brume enveloppe les mystères les plus liminaires. Où qu’il réside, d’où que son regard se pose, Corto est chez lui, partout et aussi nulle part.
Marin ténébreux et citoyen du monde, Corto le Maltais, d’humeur souvent taciturne trace son périple pour un voyage sans frontières, tel Ulysse parcourant les océans, s’enfonçant en d’inhospitalières contrées d’où la mer depuis toujours nourrit l’imaginaire de l’Homme. Si certains le croient pirate ou flibustier, lui se préfère gentilhomme de fortune, farouche défenseur de la liberté de circuler et de penser. Héros nostalgique, Il n’aime ni les frontières, ni les entraves suspendues à l’assurance des hommes.
« Corto, tu savais que, dans ta main, il manque la ligne de chance ?…Ce jour là était un samedi. Corto prit le rasoir lisse en argent, le frotta pour faire disparaître l’oxydation noire du temps et, après l’avoir ouvert, en essuya le fil : il était parfait. Il l’employa de la main droite. La lame scintilla. Il ouvrit la main gauche et, sans la moindre hésitation, y dessina un long sillon profond…Il fallut beaucoup de temps avant que la blessure ne se referme. Mais désormais, Corto Maltese avait une belle ligne de chance… » *
Loin d’être une simple évidence, la première rencontre se fit au fil des cases en noir et blanc de cette revue de bande dessinée, précurseur du 9° art à l’aube des années 80. Quelque peu dérouté par la singularité du personnage ainsi que les innombrables ramifications du récit trainant en longueurs inhabituelles, je feuilletais les pages sans grand intérêt. Quelque chose d’imperceptible filtrait dans la lignée des mythes et des légendes déployées avec cette totale liberté de ton et d’inspiration.
En toute sincérité, j’éprouvais un mal fou à me fondre dans ce personnage énigmatique qui déambulait avec cette nonchalance de faux semblant, le regard figé en ces lambeaux de plus en plus lacunaires. Pourtant je m’arrimais à cette vague impression d’aventurier échoué, si tenace que le périple claquait comme un pavillon en plein vent. Pris dans les multiples rouages de cet univers narratif où pêle-mêle réel et imaginaire se fondent et se confondent en une seule et même cohérence.
Corto Maltese, héros nostalgique d’une époque n’ayant probablement jamais existé. Sous la fluidité du trait de crayon, l’esquisse d’un rêve sans fin dont les incursions se poursuivent à travers les siècles, les océans, les deltas, les estuaires et les fleuves. Autant de royaumes légendaires que d’eldorados épiques dont chaque écho ne cesse d’accentuer le mystère.
Voyageurs, explorateurs, conquérants, pirates, marins, continents perdus dans la déroute ou engloutis dans la genèse des temps. À chaque page, son enchevêtrement de chimères pour les plus folles, les plus poétiques aventures du marin des ombres de la lagune.
La première vertu du héros tient à sa façon de se soustraire aux affres du temps. Par passages successifs l’aventure se fraie un chemin à travers les arcanes du labyrinthe, entre Songe d’une nuit d’été et Songe d’un matin d’hiver, un nouveau chapitre reste à écrire sous l’aspect d’un corbeau noir doué de paroles, quelque part au pied des mégalithes de Stonehenge. Le vent se lève du côté du ressac. Il est temps larguer les amarres…
“ Le héros romantique dit ses états d’âme, alors que Corto Maltese, tout en ressentant profondément les choses, reste discret. Sa sensibilité est romantique, mais pas son comportement, qui est plus pragmatique qu’exalté” Hugo Pratt Le désir d’être inutile