MÉANDRES ET SINUOSITÉS
Corto en Sibérie © Hugo Pratt
« Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens… »
D’un tempérament plutôt flegmatique, le fleuve aux apparences paisibles ondoyait entre les berges, le long des chemins de halage. L’importance n’étant point la destination à atteindre mais l’intensité du périple et de ses innombrables péripéties au fil de l’eau, d’humeur parfois versatile. Croisade au long cours se glissant dans la peau de l’Autre, au plus près de l’intime et de l’impénétrable, jusqu’à hanter ses lieux inanimés, voir habiter ses territoires secrets et lui emboiter le pas au sein de contrées les plus insondables. Quête initiatique dans le sillage d’une étincelle zutique, en concomitance avec l’ipséité du poète maudit. Par delà de sourdes obsécrations, à la poursuite du mythe qui allait advenir.
J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
– Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?
Le bateau ivre
Point question d’être Voyant ou ne serait-ce médiocre Sachant, imbu de quelconque prétexte orgueilleux, l’homme aux semelles de vent, commun des mortels, reste et demeure à la fois tout aussi imprévisible qu’insaisissable, au grand dam des mandarins de l’intelligentsia. Juste suivre pas à pas, précautionneusement, la suite d’empreintes laissées par la fièvre impérissable de ses exubérantes Illuminations, au travers des sillons tortueux de son épopée chaotique, sans chercher outre mesure vouloir à tout prix décrypter la dialectique sacrée de sa seyante Alchimie du Verbe.
Bien trop de regards critiques s’y sont cassés les dents, s’escrimant sans grand succès à déceler scrupuleusement le chas d’une aiguille dissimulée dans un monticule de foin, croyant déchiffrer l’œuvre dithyrambique, vision éblouissante zébrant les ciels d’orage, tout en proclamant, haut et fort, détenir la clé de la quintessence poétique. Frappés de furie souvent désespérée, souffreteux chroniques de Rimbaldite aigüe, chacun ont sombré dans les plissements de l’effacement, au détriment du triste mépris de leurs mésaventures. Et si ce Je est un Autre n’était rien de plus qu’une simple mystification d’un tout autre jeu de dupes ? Pile ou face. Perds ou impair. Les aléas du réel qui se manifestent dans la sphère des chimères, gargouilles à mille têtes.
« Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs !
Lettre du voyant
Au gré de ses bohémiennes Sensations, il oscille à la cime vertigineuse des lignes de crête, entre ombres et lumières, l’esprit au Nord dans les méandres de ses Ardennes natales, les pas au Sud, sur l’aile des zéphyrs, au milieu de territoires arides et hostiles, emplis de règnes de solitude. Un seul et même personnage dissimulé dans les replis d’identités velléitaires, à semer le trouble jusque dans les esprits les plus aiguisés. Personnalité multiple et complémentarité manichéenne. Sur les sentiers sauvages d’une poésie incantatoire, précurseur d’une liesse collective. Aux caprices du ciel, une pensée que l’on s’évertue à croire inachevée. Bien plus qu’un simple poète illuminé, son œuvre se révèle prodigieux kaléidoscope de la dialectique, fourmillement de mille pépites alluvionnaires.
Le Poète prendra le sanglot des Infâmes,
La haine des Forçats, la clameur des Maudits ;
Et ses rayons d’amour flagelleront les Femmes.
Ses strophes bondiront : Voilà ! Voilà ! Bandits !
L’orgie parisienne se repeuple
A contrario des chimères digitalisées qui s’imposent postulats de réalité ordinaires, le poète aux facettes de diamant brut, déverrouille à grands coups de césure syntaxique les portes de la perception, sous le regard prophétique de William Blake. D’un même timbre vocalique, assonances et allitérations s’enlacent et s’entrelacent dans cette danse mystique dont le phrasé musical nous propulse au point d’acmé du royaume des limbes. A chacun d’y inventer son chimérique paradigme, de s’approprier sans retenue sa propre comédie de l’intrigue, hors d’atteinte de l’âme vénale des illusionnistes.
En affranchissant le Verbe de sa fonction primaire, il l’extrait de sa position étriquée, soumise à contrainte d’obligation de narration, interrompant ainsi le fil délictueux d’interminables palabres trop souvent oiseuses. Sans rechigner d’un iota, l’élève impliqué et appliqué à versifier l’élocution métrique des lettres anciennes, s’extrait sans peine des chasses gardées d’hellénistes initiés, enfin délivré de son carcan de chrysalide. Amor fati !
Selon la symbiose de cette nouvelle syncopée, il offre à chacun la possibilité de s’approprier la liberté d’inventer son propre langage, sa propre harmonie, au-delà de tous les délires, laissant libre cours et libre arbitre à sa rêverie de promeneur solitaire. Du logos originel à l’imagine-erre, la parole libérée comme acte de jouissance infinie. Protase et apodose de l’oraison du soir, songes d’une poésie drapée de langoureux voiles de tulle transparents.
Tels que les excréments chauds d’un vieux colombier,
Mille Rêves en moi font de douces brûlures :
Puis par instants mon cœur triste est comme un aubier
Qu’ensanglante l’or jeune et sombre des coulures.
L’oraison du soir
Sa fougue et son tempérament de feu, associés à l’insouciance d’une ardente jeunesse ont suffi à faire trembler les vieux murs de poussières d’hypocrisie d’une bourgeoisie croupissante. Affranchi de toute pudeur pudibonde, le bellâtre à la crinière châtain clair, terrasse ce petit monde bienséant tapi sous des strates de ouate et de naphtaline. Anesthésie collective remettant en cause les fondements d’un vieux monde avachi. Tel un jeune chien fougueux dans un respectable jeu de quille, l’apprenti linguiste, admirateur passionnel des lettres latines, se fait et se clame Poète, sans pour autant tenir compte de l’avis de quelconques initiés. Frasques d’une idole en plein essor, au sommet de son art. Raimbow, cet arc-en-ciel VIBJVOR ( Violet Indigo Bleu Vert Jaune Orangé Rouge ) tracé à l’encre sympathique, dont l’harmonique de sa palette de couleurs fulmine, foudroie et gronde dans la solfique farandole des voyelles de l’Alpha-B.
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles.
Voyelles
Sans vraiment ni le comprendre, ni le savoir, Arthur était Rimbaud, et vice-versa. Au-delà de tous les vices parés des plus angéliques vertus. De poète, il devint aventurier. Au long cours d’une décennie d’errances en Terre d’Abyssinie, où le soleil rageur eut ce pouvoir d’astre maléfique, jusqu’à effacer l’ombre de son spectre. Longue traversée du désert au travers de cette infinie mer de dunes, dont les paysages sont des immensités contenue par une barrière de silence à l’aridité et à la stérilité de territoires périlleux et infertiles. Une saison en Enfer.
Jeu de piste hasardeux, dans les arcanes de ce labyrinthe d’intrigues, que bien plus tard arpenterons d’autres aventuriers au long cours. Henry de Monfreid et ses secrets de la Mer Rouge, puis Hugo Pratt, créateur de l’emblématique Corto Maltese, le voyageur imaginaire, bien plus qu’un personnage de bande dessinée. L’Éthiopie de Rimbaud et son appel de l’ailleurs.
Que cherchait-il au milieu de no man’s land, inhospitalière thébaïde à l’aube de nulle part, sinon l’oubli de cette quête sans fin à l’amertume d’une fuite en avant ? Sans le savoir, il poursuivait son implacable destin au travers de l’inéluctable déroulement des événements et des lois régissant l’univers. Destinée cruelle et irrévocable, à l’instar des comètes qui projettent leurs filaments d’or au firmament de la voute céleste.
Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ;
Qui dans le bercement des hosannah s’endort.
Le mal
Nul se saurait et ne pourrait apprivoiser, ni même canaliser l’énergie cosmique de cette écriture furieuse et sauvage. En d’autres temps, en tout autres lieux, sans doute aurait-il filé à l’est d’Éden, aux côté de James Dean, éternelle figure d’une jeunesse rebelle et fragile. Peut-être aurait-il même chevauché à califourchon sur le dos d’émeraudes du gecko fétiche du Roi lézard, après avoir usé et abusé d’une poignée de peyotl, ingurgités dans le tumulte des cavaliers de l’orage. Ou bien encore, aurait-il entretenue avec passion et frénésie, cette relation épistolaire avec l’égérie de l’underground. Sans quelconque Wesson, Patti, Lee Smith, n’aurait point tiré une balle de revolver sur son amant libidineux. La muse aux multiples dons, qui lui voue ce culte quasi mystique est à présent gardienne du temple du mystère. Au cœur des Ardennes, entre Sambre et Meuse. Intimement liés et reliés l’un et l’autre, l’un à l’autre, au plus profond de leur singularité.
Misère ! Maintenant il dit : Je sais les choses,
Et va, les yeux fermés et les oreilles closes.
Et pourtant, plus de dieux ! plus de dieux ! l’Homme est Roi,
L’Homme est Dieu ! Mais l’Amour, voilà la grande Foi !
Soleil et chair
Les chemins de la poésie s’affranchissent des méandres des temps, le Verbe s’instille au plus profond des esprits, traversant les époques jusqu’à devenir promesse d’immortalité. Fantasmagorique Graal de mortels en quête d’hubris conquistador. En finalité seule subsiste l’ineffable trace des poètes. Tout ce qui passe est déjà périmé. Lui seul peut s’affranchir de ce terrible ultimatum. Lui seul incarne la spontanéité des intervalles, l’immédiateté de l’instant, la fugacité du moment. Ce temps qui n’en est plus un. Il est de cette exception qui ne confirme aucune règle. En dehors de toute contrainte, de quelconque entrave. Aussi libre que puissent l’être les Muses de la Poésie : Calliope et Erato.
A présent, et pour une parcelle d’Éternité, il voyage en solitaire, dans la pure sensation de la traversée. Sur la route, dans les grands espaces de perdition, partageant ce goût prononcé pour la prose instinctive et spontanée, avec pour seul bagage la poésie, faisant naitre en nous ce mirifique supplément d’âme. Et le poète se fit Voyant, météorite au firmament.