AINSI RÊVENT LES HOMMES,ÉVEILLÉS…

Publié par Vent d'Autan le

Dark Thoughts © Robert Carter

Le nouvel ordre moral s’était infiltré dans l’inconscient collectif. Faisant fi de tous préceptes archaïques transmis depuis l’aube des temps anciens, ils brisèrent les tables de la loi de Moïse.

« Tu ne tueras point ! » sixième des dix commandements n’était plus qu’un vieil adage obsolète, dépassé. Depuis les hommes rêvent en cœur de Louison…

Le réveil n’eût pas le temps de sonner qu’il avait bondi de son lit, tel un félin aux aguets. La nuit fût interminable. Il n’avait pas fermé l’œil, scrutant scrupuleusement chacune des minutes qui avaient égrené la ronde des heures.

Tout était clair dans sa tête, après ces longs mois d’impatience et d’interminables d’attentes,  enfin la délivrance d’un long parcours du combattant. Aujourd’hui, c’était le grand jour. Il en vint à se remémorer les prémices de ce cheminement chaotique. Au départ, une petite annonce anonyme, banale, sans fioriture, à laquelle il avait répondu sans vraiment trop y croire. Après toutes ces années de galères et chomdu à répétition, à tirer le diable par la queue sans jamais joindre les deux bouts. L’occasion était bien trop belle pour faire la fine bouche ! Il était prêt à tout pour croire à sa bonne étoile, ternie depuis des lustres.

Puis vint le temps drastique des sélections d’embauche, un interminable processus de recrutement mené tambour battant. Une multitude d’entretiens, poussé jusqu’à l’extrême dans les derniers retranchements de sa personnalité fébrile. Toute une batterie de tests millimétrés, aussi étranges que saugrenus, suivi d’une débauche d’analyses graphologiques et d’expertises psychologiques à fouiller dans sa tête, appuyées de milliers de questions subsidiaires, anecdotiques, pertinentes, pernicieuses, personnelles, voir intrusives, au bord de l’intime. « Putain, c’est quoi le job ? »

Passé les préliminaires, ce fût le temps de l’intégration, suivi de ce complexe processus de formation déguisée sous couvert de bourrage de crâne intensif, à la limite de la manipulation, une sempiternelle lamentation plus effrayante que la mort. Fallait s’accrocher, pas question de flancher si près du but : un emploi à la clé. Et quel emploi, cerise sur le gâteau : un CDI… dans la fonction publique, fonctionnaire ad vitam æternam, le Graal ! Paname sous les tropiques, un vrai rayon de soleil dans cette trouée de misère. La bonne étoile pour une brindille de foi.

Il avait avalé toutes les couleuvres que l’on lui avait fait ingurgiter, acceptant jusqu’à l’inacceptable, niant et reniant en bloc les supplications de sa conscience mise en sommeil. Tout englouti, tout assimilé, tout ingéré et tout intégré sans piper mot, sans broncher. Docile et servile, dans le sens du poil. Il avait bien compris que son intérêt était, avant tout, d’être dans le moule, sans trop poser de question. Un parcours d’exemplarité et d’investissement personnel avec vertu et abnégation, le sens du devoir et du prestige de la nation chevillé au corps.

Il avait signé sous un coup de tête ou un coup de sang, sans jamais réfléchir plus loin que le bout de son nez. Pour une fois qu’on lui faisait entière confiance… Il ne comprenait pas trop l’enjeu de cet engagement sans faille, et puis réfléchir c’est un peu comme désobéir. Ici, pas question de s’apitoyer sur son sort, il lui avait été demandé une totale impartialité déniée de sentiments et de remords. Un engagement hors pair, abnégation, fidélité, honneur et gloire. Le sens de la Patrie et du devoir, des mots qui claquent dans les courants d’air.

Du vent, de l’air, de grandes bourrasques avaient bousculé les derniers évènements de la vieille Europe décrépie. Malgré les alertes continuelles, face à une opposition en berne, les extrêmes avaient repris le pouvoir d’une main de fer. Après des années de bipartisme, de dégagisme et d’incessantes périodes ni-ni, chemises brunes et chemises noires, dans une odeur putride de naphtaline éventée, avaient déferlé en masse dans un raz de marée nauséabond. Sous l’opprobre, le retour en fanfare de la confrérie des bons Aryens, cheveux gominés, rictus acidulé. La peste bien pire que le choléra !

Les citoyens de seconde zone avaient plutôt intérêt à raser les murs. Blacks, beurs, jaunes, rouges, métis, crépus, chevelus, barbus, hirsutes de tout poil, apolitiques, anarchistes, communistes, socialistes, athées, agnostiques, hérétiques, chiites, israélites, protestants, musulmans, tziganes, Roms, homos, hétéros, transgenres, bancals, tordus, mal fichus…. tout ceux qui sortent de la norme imposée, de « la race pure », n’étant que sujets potentiels à problématique future. Dans les jours sombres, la peste faisait sortir l’humain de toute condition humaine, le menant au pire, loin des marchands de bonheur. Le drapeau noir, lui, flottait sur la marmite.

D’un trait, il avala son café noir encore bouillant. La pleine lune éclairait la nuit d’une lueur blafarde. L’aube n’avait pas encore blanchi l’horizon, la pointe du jour patientait dans les pénombres nocturnes. Le bise glaciale mordait le bout du nez et le lobe des oreilles tout en s’infiltrant dans le moindre interstice jusqu’à glacer les ardeurs les plus aguerries.

La sentence ultime, abolie le 9 octobre 1981, faisait son grand retour en fanfare. Lui, n’était qu’un pion sur cet échiquier tronqué, « maître exécuteur des hautes œuvres » de la justice, désigné pour infliger la mort. Non pas bourreau des cœurs mais bourreau des basses œuvres, à couper des têtes, de quoi en perdre la sienne.

Le prévenu n’était que le premier et certainement pas le dernier d’une longue hécatombe à venir d’opposants politiques au régime d’état. Un silence particulièrement angoissant qui dura une éternité jusqu’à l’agonie. L’accusé de tous les maux commençait à comprendre le sens d’ « expiation suprême ». Puis cet étrange bruit sourd, si caractéristique, suivi d’un flux d’hémoglobine qui gicle à flots. Du sang, du sang rouge vermeil, la tête a roulé dans le panier. La Louisette * venait d’asséner la peine capitale !

Le réveil sonna pour de bon dans un joyeux tintamarre désaccordé. Il fit un bond, émergeant de sa torpeur nocturne, le souffle court, le cœur bondissant dans la poitrine, tout en sueur, les idées barbouillées. Pas question de s‘épancher sur cette faille entrouverte, juste une insomnie de plein lune. La journée commençait en fanfare, il remit ses idées en place, effaça ses drôles d’idées noires et repris du poil de la bête. Mille porcs à saigner, à éviscérer et à découper, bien moins existentiel qu’un simple cou à trancher. Ainsi rêvent les hommes…

* La “machine destinée à couper la tête des criminels” n’eut pas tout de suite le nom de guillotine. Elle fut tout d’abord nommée la “Louisette”, en l’honneur du docteur Louis, le “Moulin à silence”, la “cravate à Capet” (après la chute de la monarchie, Louis XVI porta le nom de Louis Capet), le “Raccourcissement patriotique”, le “Rasoir national, et, enfin, la “guillotine”.
C’est ce dernier terme qui restera dans l’histoire. Au grand désespoir du docteur Guillotin…

Catégories : Politique fiction