QUAND LE MONDE N’EST PLUS
A Drancy, pas d’émigrés dans la rue. Un arrêté municipal a été pris pour que les exilés disparaissent des trottoirs et de la rue : » 50 Personnes devant la mairie de DRANCY. Pas d’eau, pas de nourriture, pas de couvertures. » DRANCY, un instant d’hébétude.
Il est des lieux où les vertiges du chaos font sortir de toute condition humaine et conduisent inexorablement au pire des abominations. Des lieux emprunts de détresse, de déchéance et de désolation où la haine défigure les principes essentiels de vie. Des lieux où l’équilibre précaire précipite le monde dans les abimes de la persécution jusqu’à l’infamie de cette liesse commune. Des lieux dont le passé nauséabond refait surface dans la furie de la malédiction, la frénésie déchainée des hommes engloutissant les nuits en plein jour. Des lieux d’intense désolation, teintés de mémoires d’outre tombe. Des lieux qui portent en leur sein la trace indélébile de périodes troubles, troublées par la fureur, exhumant l’infamie du quotidien. Des lieux hantés ensevelis dans les pénombres et dans les méandres de l’horreur. Des lieux où la mémoire collective reste, à jamais, frappée d’indignation.
Internement, concentration, déportation, extermination, camps… les mots donnent un sens macabre à ce qui n’a plus aucune signification. Tout être humain a droit à sa part de dignité. La bête hideuse reste tapie dans l’ombre de ses obscurs retranchements. Elle ne montre son vrai visage de puanteur qu’aux plus démunis, coupables du pire, accablés de tous les maux de l’Humanité devenue si défaillante.
Certaines histoires se répètent en boucle jusqu’à l’infini, abominables blessures sans fin, sombrant dans les profondeurs abyssales des bas fonds. Des pans entiers de déchéance humaine bousculant l’illusion des vertus, basculant dans le puits des abimes. Quand la folie des hommes s’inscrit en lettres de sang.
« J’ai la mémoire qui flanche, je me souviens plus très bien… » La ritournelle susurre sa rengaine monotone. Dans la nuit noire étoffée de brouillard givrant, raflés, parqués, fichés, tassées, entassés, sans trop savoir ni pourquoi ni comment, la peur au ventre, ils attendent le dénouement final de leur triste sort. Les cavaliers de l’Apocalypse passent au galop. DRANCY, dernier convoi pour un aller simple vers l’Enfer.
J’aurai tant aimé écrire une autre histoire… Et si les frontières étaient la plus pernicieuse invention depuis l’aube des siècles à venir. Cloitrés, enfermés, entravés, bridés, séparés, au nom d’idéologies revendiquées, elles contiennent les peuples, bon gré, mal gré. Fleurissant aux quatre coins de la planète, elles se hérissent en murs de béton armé, barbelés et miradors y veillent au grain. Stop aux flux et reflux incessants des marées humaines ! Pur produit de nationalisme exacerbé, elles fracturent le cœur des hommes. Frontières: entraves à la libre circulation, ultimes remparts contre l’Humanité.
Mais pourquoi donc cette farouche volonté de s’enfermer et de se barricader à double tour ? Pourquoi cette frénésie galopante de ce repli sur soi identitaire ? Sans doute par peur, mais peur de quoi et surtout peur de qui ? Peur de l’Autre, l’étranger, cet autre que soi. Celui qui dérange et bouscule certitudes, habitudes. L’étranger, fruit de persécutions à venir, coupable de tous les fléaux. L’étranger, celui qui vient manger le pain, voler le boulot que personne ne veut faire. L’étranger qui vide les poubelles, goudronne les routes, bâtit des édifices. L’étranger à honnir, à bannir, à détester, à haïr, à éradiquer, à effacer. La raison démesurée qui ensevelit toutes les libertés.
Les oiseaux migrateurs seraient-ils les seuls à bénéficier de l’apanage des migrations ? Empêtrés dans leurs trop grandes ailes d’albatros, les hommes cloués au sol , seraient-ils condamnés à regarder le ciel, à rêver d’ailleurs, là où l’herbe serait plus verte , les regards tournés de l’autre côté, vers cet horizon de paix et de liberté, vers cette Europe du dernier espoir .
Tandis que les peuples opprimés ne cessent de fuir en masse, à la conquête de cet Eldorado de chimères, soixante-quinze ans plus tard la « Retirada » ne cesse de nous interpeller. Les clichés ont la vie dure, que faire de cette mémoire à vif ? Droit d’exil contre droit d’asile.
Est-ce ainsi que les hommes vivent…