LES AMOUREUX DE KRAMATORSK
En gare de Kramatorsk les Ukrainiens l’appellent le train de l’amour. Sur le quai, dans un désordre sans pareil, retrouvailles et au revoir. L’instant d’une parenthèse, la gare se remplit de larmes de joie.
Aux antipodes de ce vieux monde à bout de souffle, deux blocs granitiques qui s’affrontent dans le soubresaut de la violence des armes. Féroce face à face d’hommes de chairs enragés de haine, chacun campé à l’extrémité de leurs positions.
L’envahisseur belligérant en proie à la résistance accrue de tout un peuple engagé dans une bataille de résilience. Agresseurs versus agressés. Théâtre d’oppositions frontales, le conflit se poursuit dans l’étoffe des noirceurs, embourbé dans ce contraste abyssal où toute vie humaine reste secondaire.
À l’arrière de la ligne de front, en un lointain vagabond où sans grand souci de l’inéluctabilité des combats se consument tant d’âmes fauchées dans la fleur de l’âge, l’incessant chassé-croisé de ces combattants qui vont et qui viennent dans l’errance du tumulte. À cru, le jour en infinis langueurs traîne ses pénates de circonstance sans s’appesantir sur les scènes d’exhortation qui défilent à la queue leu leu, sans guère plus d’éclat.
Quelque part dans le néant des jours recouvert d’un linceul d’héroïsme, sur le quai de cette gare fantôme soumise à l’intensité des bombardements, le calme drapé de nappes de brumes au milieu de la tourmente. Point de convergence d’interminables allées et venues à l’écart des turbulences du monde. Nœud ferroviaire au seuil des voies de traverse.
Au terme d’interminables attentes qui collent à la peau des valeureux vivant sous la contrainte de séparations imposées, voici l’heure hiératique de tendres retrouvailles pour certains, et de douloureux départs pour ceux qui s’en retournent dans les griffes des champs de bataille.
Gardiennes du temple et du socle familial, elles sont les derniers piliers de la nation en proie au chaos. Sous le déluge des bombes, chaque jour est une nouvelle épreuve face à cette pulsion de mort rampante, la joue posée sur leurs épaules. Mais comment ne pas périr dans le feu des Enfers ?
Le long de la voie ferrée, elle fait les cent pas, guettant nerveusement le prochain train, frêle esquif, promesse de délivrance. Certaines sont là depuis des jours le cœur accroché à de faux espoirs trop souvent déçus, serrant les poings comme pour faire face à cette sourde colère qui malgré tout les fait encore se tenir debout, vivantes coûte que coûte. Fières, fortes, déterminées malgré le triste coup de sort de la séparation imposée comme dernier rempart à l’étroite relation du génie amoureux.
Chacune d’entre elles murées dans l’immobilisme de cette interminable attente, impassibles, refoulant au pied quelques pensées morbides à l’assaut de mauvais pressentiments. Chacune conjurant le mauvais sort, traquant la moindre once d’espoir, s’accrochant aux circonstances tumultueuses, refusant de sombrer dans le marasme des flots à la dérive des sentiments.
Entre force et faiblesse, la marge reste étroite, précaire équilibre du peu ou du prou qui, le souffle d’un instant peut faire basculer la destinée de toute une existence. Si le quotidien ne cesse d’être bouleversé, ici se tissent des liens invisibles, chacun enrichis par la sincérité des émotions partagées.
Comme tant d’autres, suspendues à l’insaisissable douceur de la vie, son empressement lui joue de biens vilains tours face aux caprices de la vielle horloge suspendue aux lustres des temps. Pour se soustraire à la nervosité qui la tourmente, elle laisse vadrouiller son regard sur la confusion des ruines et son esprit dans le halo des torchères de feu incendiant les alentours.
L’instant d’une brève accalmie, le vent se lève chassant la grisaille des jours hostiles. Sous les raies lumineuses cinglant les rebords de la sorgue, les balbutiements de l’aube se parent d’une nouvelle aura. La fougue de fausses joies contenues ravive les manques de cette filandreuse attente, supplice des temps suspendus aux aléas de vagues d’espérances.
Malgré l’abondance des lettres religieusement conservées au fond d’une boite en fer blanc, son enthousiasme naturel reste en proie au doute. S’attendre à tout, même au pire. Se faire une raison aussi déraisonnable soit-elle. Face à l’impatience des jours, partagée entre crainte et espoir, elle scrute les palpitations de l’horizon.
Soigneusement apprêtée sans grands artifices, la voilà qui scintille gracile fleur à l’exubérance printanière, éblouissante dans le contraste des jours perdus sur le parvis des chants expiés. Sa longue chevelure d’un noir ardent emmaille sa silhouette de la délicatesse d’une princesse arabe andalouse. Un simple trait de khôl tracé à main levée souligne la coquetterie de ses prunelles émeraude. Pommettes saillantes émoustillées d’enthousiasme, sous les traits de son visage animé d’un étrange sentiment de délivrance.
Sous son coté sauvageonne un tant soit peu rebelle, les sillons caractérisent l’âpreté de la vie. Son sourire est rare, presque effacé, son regard ailleurs, quelque part en ce lointain châtié, devenu au fil des temps carapace comme simple prélude à cette histoire impromptue nourrie par le lien en rapport au réel.
Sans grande amertume son teint pale crispé d’insomnie et de larmes trahit l’effusion de non-dits contenus dans ce mutisme impossible à conjurer. Une ombre furtive passe à contre-jour l’extirpant de cet instant de rêverie volé à la lisière des sentiments de délivrance.
Depuis les bruissements de l’obscurité buissonnière, la vieille machine entre en gare dans un cri strident, harangué comme pour acclamer la foule. Toujours aussi vaillante malgré la lassitude de sa carcasse cabossée, le mors aux dents, l’instant de remuements indécis elle se fige avec grande mélancolie. Tandis que la barbarie se perpétue en dehors de ce refuge vacant, elle imprègne tout autant le lieu que les personnages, chacun semblant s’inscrire dans une sphère éthérée où elle se répand inexorablement.
Rasé de frais, les cernes trahissent l’âpreté des combats tapis comme un fardeau de songes infinis dans l’effroi de ses grands yeux. Dans les tréfonds de son regard d’acier, des éclats de feu, des éclairs obscurs, des nuits d’épouvantes. L’enfer, l’effroi et, les mots qu’il ne dit pas, que jamais il n’évoquera. Un abîme de désespoir errant dans d’inaccessibles brumes.
L’instant d’un répit encombré de sommeil, défait de cette insupportable gangue, sans pour autant perdre son âme dans le tumulte incessant, sa vision singulière sur le monde scrute au plus près les faiblesses et les forces aux alentours. À présent, il s’est jamais senti aussi follement libre, sans plus se soucier des murs lapidaires voués au néant des cieux.
Sous le joug de la surprise et de l’émotion, épris de torpeur dans les tourbillons qui confinent à l’immobilité, ils demeurent cois, entravés dans un long moment de renoncement à s’observer de près, scrutant les plus infimes battements de cils en quête d’une brèche par où éveiller leurs yeux. Captifs de cet insolite ressentiment de délivrance dissimulé dans le bruissement des feuillages.
Entrelacés l’un et l’autre, complices de ce tourbillon d’émotions, liés par la frénésie de cette profonde affection tourmentée, impétueuse et flamboyante, mutine et exaltée. L’insouciance d’un amour brasillant, suffocant à l’abri des naufrages comme la possibilité d’une soudaine rédemption.
Poussé par les frissonnements du vent, le souffle printanier n’a nul pareil pour réjouir l’éclat naturel de son joli minois. Plissant le songe matinal, son cœur en émoi se met à battre d’une émouvante éloquence comme s’il semblait surprendre les intrigues de la vie en l’absence des hommes dans l’ombre des recoins.
La sachant sensible à la délicatesse des fleurs et à l’allégresse de la prose, un bouquet d’œillets de poète, promesse de fleurs désuètes, accompagne son retour sans gloire. La mine écarlate, le visage réjoui, il lui sourit avec une grande marque d’affection. Retrouvailles emplies de promesses, les attentes de chacun tentant de retrouver une place, histoire de réaliser leurs rêves tombés en désuétude sur les murs lapidaires perdus dans l’indifférence du monde.
Trop ému, trop soucieux de cette douce parenthèse, empli de sagesse il se penche vers elle, murmurant un chapelet de mots sans grande pesanteur dont elle ne perçoit que l’infime frémissement. Le ciel grand ouvert sur son balcon céleste. Pétulance de prodigieuses ardeurs.
Épilogue d’un suspense inattendu au fur et à mesure que l’étreinte des infinies patiences se relâche dans les interstices des moindres détails. Toute fragilité nichée dans la vulgarité du quotidien. L’entropie du désordre des choses ancrée en quelque chose de réel, aux antipodes des promesses offertes, rien d’un conte de fée en images de papier glacé.
Si pour certains d’entre eux le jour tinte le carillon de poignantes retrouvailles, pour tant d’autres la cloche ne sonne qu’un seul coup, bref et glacial. Voilà le glas des au revoir, triste sort des cœurs brisés alternant noirceur et tendresse. Tant de destins qui vont ainsi se croiser, ancrés dans cette troublante réalité, parsemée de ces visages transpercés de regards impavides, le monde en équilibre affamé de vadrouille. La lente cohue de badauds à l’affut de l’air émoustillé.
Un train s’apprête à repartir à l’Est de l’Ukraine où sans relâche se pourchassent les combats. Perpétuel chassé croisé de ces soldats de l’ombre épris dans les griffes de l’amer. De ceux qui s’en vont le cœur douloureux et de ceux qui s’en reviennent devenus incognito sans gloire, rares sont les héros. Pour ne point les oublier, isolés au milieu des notes éparpillées.
Dans la nuit infinie des vastes contrées, bientôt s’effritent les derniers remparts qui longent les pieuses persistances. Dans l’étincelle maligne de leurs yeux, pèle-mêle cet indélicat mélange de douceur et d’amertume, mélancolie des âmes embrouillardées. Un bref instant, s’aimer sur le quai de Kramatorsk.
« L’amour n’est pas mesurable à ce qu’il fait. L’amour vient sans raison, sans mesure, et repart de même. » Christian Bobin