SUR LES CHEMINS DE L’EXODE
« Voyageur, le chemin, ce sont les traces de tes pas, c’est tout ; voyageur il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant.» Antonio Machado
Tant d’autres avant lui avaient fait le chemin, el camino, la route de l’exil, comme une sorte de malédiction colportée par le récit des vents. Mémoires ancestrales de tout un peuple en proie aux heures tragiques de la vieille contrée ibérique. Fracturé par les affres de la guerre civile, le pays sombrait dans le néant des ramifications de l’hydre belliqueuse.
Terreau de discordes et d’affrontements, par la puissance des mots harangués face aux foules galvanisées, les idées nationalistes incitaient les hommes à l’exhortation au combat. En vertu de ses incantations rancies de haine, la fracture déclamait son objurgation fanatique dressant l’un contre l’autre les hommes d’une même nation. Sur les champs de bataille, la clameur de cet esprit fratricide, pourfendeur de délires. La peste brune en embuscade.
« Le nuage déchiré; l’arc-en-ciel brille déjà dans le ciel, et dans une lanterne de pluie et soleil le champ enveloppé. Réveillé. Qui brouille les cristaux magiques de mon rêve ? » *
Tant d’autres avant lui, portés par cette énergie du désespoir, avaient fui la dictature de ce pays qui les avait vus naître sous un lopin de soleil. Vagues après vagues, crêtes après crêtes, le cœur ballotté dans un sens et dans l’autre, les uns et les autres déferlaient sur les sentiers bourbeux en bafouillant leur nom au bout d’un long chemin de pensées tumultueuses. Au bord du précipice, face à la pénombre, brouillard et tramontane aux aguets.
Tant d’autres avant lui, des centaines de milliers de réfugiés entraînés dans l’exode, qui à leur tour avaient emprunté cette ancienne sente des contrebandiers, jusqu’à s’expatrier corps et âme, quitte à perdre leur bien le plus cher, leur identité, fierté républicaine foulée au pied du flambeau franquiste. Déracinés, à la lisière d’illusions perdues, tels des brebis égarées en voie de rédemption.
« J’ai rêvé que tu m’as pris sur un trottoir blanc, au milieu du champ vert, vers le bleu des montagnes, vers les montagnes bleues, une matinée sereine. » *
Tant d’autres avant lui, tête baissée bravant au fil des jours les pires conditions de l’hiver, qui sans se retourner, dans le plus grand dénuement avaient franchi ces pics abrupts, vertigineux sommets des Pyrénées, promesse de lendemains qui chantent. L’hiver traçant sa route, disséminant l’âpreté des éléments à travers les contrées inhospitalières.
Tant d’autres avant lui, femmes, enfants, vieillards, républicains, exilés de force, poussés par la folie des hommes, chassés de leurs terres ancestrales, pourchassés par le fanatisme de la haine. Retirada, l’exode de tout un peuple jeté en pâture sur les sentiers du reniement. Tarabustés entre sentiments de doutes et âpre solitude.
« Seigneur ! La guerre est mauvaise et barbare, la guerre
que les mères haïssent, rend les âmes furieuses ;
tandis que passe la guerre, qui sèmera la terre ?
Qui moissonnera les épis que dore le soleil de juin ? » *
Tant d’autres avant lui, avaient résisté, par les actes, par les armes, par les paroles, par les idées, par les mots. En vain, tous avaient péri sous la férule nationaliste. Federico García Lorca, le poète assassiné. Miguel Hernández, mort en prison. Autant de tâches d’ombre de cette tragédie qui résonne au loin dans les pages d’histoire.
Tant d’autres avant lui, partis du jour au lendemain avec pour seul bagage la peur au ventre, les yeux emplis d’hébétude. À son tour il faisait partie du périlleux cortège des marcheurs. Lui aussi, Antonio Machado, le poète des âmes fragiles, lui qui flirtait avec le bleu du ciel et l’immensité de l’azur.
Repu, fourbu, vaincu. Sans bagage et sans patrie, commun des martyrs, les larmes de l’exil en proie au sacrifice. Ni bonnes paroles, ni promesses pour l’homme qui va par le secret des chemins. À bout de souffle, la poésie offensée, meurtrie en son héroïsme.
« Et quand viendra le jour du dernier voyage,
Quand partira la nef qui jamais ne revient,
Vous me verrez à bord, et mon maigre bagage,
Quasiment nu, comme les enfants de la mer. *
Cheminer encore et encore parce que les mots n’oublient jamais l’ardeur de ce souffle de liberté, l’instant de tout un peuple pétri de miséricorde, des étoiles plein les yeux. Si parfois la mémoire de l’exil espagnol vacille dans le ressac des rancœurs, jamais elle ne s’éteint, flèche ardente à la poursuite de quelques flots d’imprécations.
Antonio Machado repose en paix au petit cimetière de Collioure, perle de la côte vermeille. On dit que par ici le ciel est bien plus bleu que le bon vouloir du divin. Quelque chose pointe à l’orée du jour, une offrande au soleil des jours radieux, une bouffée de vent à l’accent rythmique, la sonorité si particulière de la cobla, le chant des sardanes qui rythme les pas. Mais elle revient toujours cette nostalgie aux coudées franches, ce souffle lyrique de la belle Andalouse et des longues soirées au cœur de l’été.
« Je pars en rêvant des routes. Du soir. Les collines dorées, les pins verts, les chênes poussiéreux! Où ira la route ? » *
Sur la tombe du poète, où chatoie la lumière, aussi insensée qu’inespérée, une boîte aux lettres en guise de correspondance avec le réconfort du ciel. Pensées fugaces déposées par de fervents anonymes. Se targuant de toute convention terrestre, l’art épistolaire, ne tarit pas d’éloges envers les forces de l’esprit. Par une sorte d’envoûtement sacré un souffle insolite avec l’autre monde, comme pour perpétuer la mémoire des jours bleus d’Antonio Machado. Bien plus prophétique qu’un songe, un miracle au bout du chemin.
Poste restante. Le ciel y est généreux. Poussé à son paroxysme le bleu estampe les nuances de l’azur jusque dans les reflets de la mer. Ourlée par les caprices du vent, la Muse y trouve l’inspiration des jours radieux. Bien plus qu’une œuvre picturale posée sur la toile des artistes fauves, un espace de liberté qui ne sert plus à restituer une réalité mais à exprimer une émotion égarée en chemin.
« Estos dias azules y este sol de la infancia. Ces jours bleus et ce soleil de l’enfance »*
* Antonio Machado