L’ENTRE D’EUX

Publié par Vent d'Autan le

«  Deux maisons. Un fauteuil Louis XVI. Un instant d’inattention. »

Un ballon à carreaux, une toupie détraquée, un Monopoly déglinguo, une pile de livres cornés, une trousse maculée, un cahier de texte rafistolé, un cartable fourbu, une cocotte en papier, un doudou rapiécé. Tout doit rentrer dans le sac de partage. Absolument tout, pas de place pour l’imprévu. Ne rien oublier. Penser à tout. Penser à rien. Oublier demain. Fin de semaine. Double vie. Vie dédoublée. Partagée entre deux maisons. Une à droite. L’autre à gauche. Semaine Père. Semaine Mère. Des années entières de scission. Querelles parentales. Amour à mi-temps. Cœur morcelé, mosaïque de papier. Entre d’eux.

Un brin de nonchalance en bandoulière, l’enfant en désordre, sourire rêveur, sort de l’école en riant aux éclats. À la poursuite d’un papillon orangé aux zébrures noires  il s’aventure dans la prairie parsemée de coquelicots sauvages. Instant suspendu à l’élégance de l’insensé. Une seconde d’inattention. Pirouette cacahuète.

Sous le murmure de la brise les tiges guillerettes dansent au soleil, graciles ballerines champêtres. Entre les blés dorés l’enfant sautille naïvement, l’insouciance le transporte à mille lieux d’ici, à l’écart de son univers exigu réglé comme du papier à clé de sol. Un cerf-volant, une sauterelle verte, un grillon stridulant, une bête à Bon Dieu, une abeille mielleuse, une ruche désuète, une nuée de guêpes, un vol de bourdon, une libellule, un do rit fort, une mante carmélite, une paire de gendarmes en rouge et noir, un rossignol ténorino, une huppe ébouriffée, un héron petit patapon, un hérisson ardillon, un orvet de verre, un long bric composteur, un soc de charrue rouillé, un écureuil intrépide, un faisan gallinacé, deux perdreaux en coin, trois tourterelles migratrices, une pie grièche, une mésange bleue, un merle siffleur, un maître corbeau, une volée de corneilles, un hibou chou bijou coucou, une haie gratte-cul, un renard téméraire, un cochon sauvage, deux dents de laie, trois ou quatre marcassins, une horde de sangliers, une biche oh ma biche, un faon de chichoune, un épouvantail en haillons, un hanneton mayonnaise, un lézard vert, une raie nette, une flopée de têtards sans lunettes, une mouche à facettes, un vol de moustiques tigrés, un mille pattes en chausson, un pince oreille, une procession de chenilles, un collet hop terre, un lièvre d’Olympie, une cocotte codec, un coq , une pendule, un cocorico, un tic-tac, un buisson de ronces, un festin de mûres sauvages,  un rocher un peu caillou, une pigne de pin calleuse , un nuage ouateux, quelques brindilles de soleil, une traînée dans le ciel, un oiseau subsonique, une escarpolette oubliée, un angélus carillonneur, un havre de paix. Inventaire au pré vert.

Grisé par la métamorphose du vivant, à l’ombre d’un grand chêne le petit môme s’affale corps et âme dans ce fauteuil Louis XVI laissé à l’abandon. Le paysage s’apaise tout autour.  Un arbre à fleur de songes, une frimousse face au silence, un halo dans le ciel. À discrétion le marchand de sable pour remettre de l’ordre. Le reste n’est plus rien. Le monde, bien plus grand qu’il n’y paraît.