L’ÉLÉGANCE DE L’INSTANT

Publié par Vent d'Autan le

Ici ou ailleurs, les hommes et les cieux ont bien fière allure. A force de s’imprégner et de s’intégrer dans le paysage et ses alentours, il avait fini par disparaitre, se fondant et se confondant avec les nuances du décor ambiant, mis en lumière dans la concordance des temps. Tout en retenue, avec l’élégance de la transparence et la simplicité de ceux qui se contentent de si peu.

Comment, et surtout pourquoi, celles et ceux qui vivent et cohabitent ainsi sous la même et unique voûte céleste, ne voient-ils point les cieux  d’une même tonalité unanime, magnanimes ?

Le lit tortueux des petites rivières, l’impétuosité des flots des grands fleuves et les anfractuosités escarpées des montagnes façonnent, morcellent et fracturent chaque territoires en multiples parcelles d’infinis terroirs, enclins à l’émergence et la création de toute identité au caractère trempé et affirmé, enraciné dans  les moindres ressauts des lieux, propices à toute création et expansion d’un patrimoine originel. Toute la puissance et la force des racines ancestrales ancrées dans la rusticité des origines.

Ainsi se divisent perceptions et sensations du monde, visions bigarrées d’univers singuliers qui se trament et s’étoffent, au creux des halos d’êtres ancrés dans l’immensité de paysages, jalonnant, bordant, et bridant à foison l’imaginaire collectif de quelconque façon d’appréhender et de s’approprier sa propre tranche d’humanité.

C’est alors que se créent et s’érigent en retranchement improvisé, tant de frontières chimériques, limites d’étendues, points de séparation et d’enfermement, isolant les peuples et leurs mode de pensées dans d’infinis royaumes d’habitudes, clos de certitudes, points d’orgue de tout orgueil national. Sous les mêmes latitudes, les lignes d’horizon convergent au même point zénithal, divergeant à la dérive des continents.

Frappé de magnificence et de sagesse imbue d’indifférence, la vieille Europe à l’agonie, minaudée dans ses palais de verre, recluse dans sa tour d’ivoire, au chant des soubresauts décline dans le crépuscule. A l’ombre des miradors dressés dans le marasme abyssal d’un regard inquisitorial, sans vergogne et sans aucun état d’âme, elle traque, scrute, et surveille les flux et les reflux des marées humaines qui déferlent sur ses côtes les plus escarpées, guettant sans répit les arrivages massifs de ces cohortes d’exilés, battant pavillon blanc en guise de droit d’asile, sous le cri strident de mouettes, un brin effarouchées.

A la terrasse du café de l’embarcadère, à l’endroit le plus improbable où dans une galéjade de bistrot, une sardine bouchait le vieux port, un Chibani de la première génération d’émigrés des Trente glorieuses, marqué par les affres et les turpitudes d’une dure vie de labeurs et de servitudes, entre politesse et délicatesse, savoure l’onctuosité du  nectar de son café noir. Le vent s’éveille dans des vapeurs d’embruns portuaires, renâclant l’odeur visqueuse des moteurs qui toussent et qui crachent leurs sombres fumerolles le long de la rade de mouillage.

Dans l’immensité de ses yeux emplis de solitude apatride, une pointe de nostalgie le ramène vers ce passé lointain, à demi effacé, à jamais cicatrisé. Quelques souvenirs épars encombrent sa mémoire d’une tendresse inentamable. Jeune adolescent venu en France comme les gazelles du désert, dans l’espoir de construire un avenir meilleur, aujourd’hui, étranger à ses propres racines, il regarde ce monde avec une certaine distance, loin de l’agitation  et du déchainement des foules. Le ciel est-il plus clément de l’autre bord de la belle bleue, en ces lieux enivrés de fragrances de fleurs d’oranger et d’amandiers, où s’étendent à perte de vue ces grands champs d’oliviers, embrasés par l’ardeur du soleil d’Orient ? Le fond de l’air, privé de bon sens, reprend quelques couleurs de modération.

Chemin faisant, au fil de son existence, il avait allégé son terrible  fardeau, débarrassé de promesses oubliées et de tant  d’illusions déçues. Rancœurs et déceptions avaient laissé place à cette immense sagesse que lui offrait en catimini cette éternelle promesse de liberté, qui l’avait poussé, malgré lui, à se déraciner loin de cette terre abandonnée. Ni d’ici, ni d’ailleurs, il laissait de côté ces éternels conflits de territoires et d’appartenance à quelconque allégeance. Ainsi avait-il  décidé d’être de partout plutôt que de nulle part, son honorable façon d’habiter le monde, en toute humanité.

Dans l’immensité de la voie lactée, sous la voûte céleste, nulles barrières, ni aucune frontière. La galaxie appartient à ceux qui s’inventent des rêves sous les étoiles. Ici bas, le ciel peut bien leur tomber sur la tête ! Sans trop le savoir, sans vraiment le vouloir, au fil de son périple il s’était révélé humaniste, exalté par la dignité de l’esprit humain. Débarrassé de toute fausse pudeur d’un semblant d’identité en trompe l’œil, il pouvait voguer le cœur léger, devenu citoyen de cette terre, libre dans ses choix, empreint d’une certaine humilité.

Ici ou ailleurs, les hommes et les cieux ont bien fière allure. A force de s’imprégner et de s’intégrer dans le paysage et ses alentours, il avait fini par disparaitre, se fondant et se confondant avec les nuances du décor ambiant, mis en lumière dans la concordance des temps. Tout en retenue, avec l’élégance de la transparence et la simplicité de ceux qui se contentent de si peu. Il s’accrochait à l’écho de cette symphonie comme tant d’autres de ses semblables à leur piètre bouée de sauvetage, précieux gage de survie.  Dans un bruissement d’ailes, par-dessus les mers encombrées, les oiseaux de passage migrent sans encombre.

Courroucé par les Dieux, les flots se déchirent en tempêtes, tornades de violence déchainée. Cœur sec et âme fugitive, la traversée reste une épreuve des plus périlleuses qui soit, aux prises avec ces apprentis naufragés, où se confondent le poids du destin et l’immuable espoir de liberté. Embarqués sur les flots homériques, dans des embarcations de fortune, entre radeau de la Méduse et arche de Noé, à la dérive du courroux ravivé du dieu des mers et des océans.

Toile de fond de cette tragédie, l’aveuglement du Cyclope demeure le point d’orgue du long périple de l’intrépide marin d’Ithaque, empêché de rejoindre son royaume. Ulysse n’ayant jamais expié sa faute, tous ses semblables, infinis mortels, continuent d’en payer le prix. Implacable malheur d’une vengeance divine conté au fil de l’épique récit de l’Odyssée élevée au rang de métaphore des temps anciens et modernes, par la poésie Homérique.

Depuis les hauteurs du pittoresque piton calcaire surplombant la ville tentaculaire et le vieux port de Marseille la Blanche, au faîte de la basilique Notre dame de la Garde, la Bonne Mère, gardienne des pêcheurs et des marins, ne cesse de veiller sur ses habitants, l’œil rivé sur l’étendue azurée de la Mer au milieu des terres.

Presque en vis-à-vis, de la pointe du mont Murdjadjo, posée en belvédère sur la ville en contrebas, l’église Notre Dame de Santa Cruz, offre une vue époustouflante et majestueuse sur la baie d’Oran, la belle Andalouse, et sur la Méditerranée, étendant ses flots à perte de vue, jusqu’au port de Marseille.

Deux villes de lumière, deux ports encombrés, deux continents pétrifiés, une seule et même étendue d’eau salée bordant d’écume une nuée de récifs et de rivages ensablés. La croix et le croissant, hauts lieux  de croisées et de traversées d’ombres de passions tourmentées au sein du bassin méditerranéen.

Sentinelles du monde transpercées par cette lumière qui fulgure au sein de la transe, impassibles de ferveur et de retenue, les vierges de la Mare Mediterraneum, dans un vœu de piété, loin des marchands de bonheur, rappellent ces frêles pèlerins de l’exode, qui voguent au hasard  vers l’inconnu de leur destinée. Flamboyant appel traversant les cieux encombrés.

Ici, là bas, qu’importe le lieu, qu’importe l’endroit et qu’importe l’instant, le sable étincelant et l’écume des jours dans le souffle du vent. La belle bleue, comme seul et unique horizon. Ainsi voguent les naufragés …