Patrick Modiano

Curieuse activité solitaire que celle d’écrire. Vous passez par des moments de découragement quand vous rédigez les premières pages d’un roman. Vous avez, chaque jour, l’impression de faire fausse route ; et alors, la tentation est grande de revenir en arrière et de vous engager dans un autre chemin. Il ne faut pas succomber à cette tentation, mais suivre la même route. C’est un peu comme d’être au volant d’une voiture la nuit, en hiver, et rouler sur le verglas sans aucune visibilité. Vous n’avez pas le choix, vous ne pouvez pas faire marche arrière, vous devez continuer d’avancer en vous disant que la route finira bien par être plus stable et que le brouillard se dissipera.
Sur le point d’achever un livre, il vous semble que celui-ci commence à se détacher de vous et qu’il respire déjà l’air de la liberté, comme les enfants dans la classe la veille des grandes vacances. Ils sont distraits et bruyants et n’écoutent plus leur professeur. Je dirais même qu’au moment où vous écrivez les derniers paragraphes, le livre vous témoigne une certaine hostilité dans sa hâte de se libérer de vous. Et il vous quitte à peine avez-vous tracé le dernier mot … C’est fini, il n’a plus besoin de vous, il vous a déjà oublié. Ce sont désormais les lecteurs qui le révéleront à lui-même. Vous éprouvez, à ce moment là, un grand vide et le sentiment d’avoir été abandonné, et aussi une sorte d’insatisfaction à cause de ce lien entre le livre et vous qui a été tranché trop vite. Cette insatisfaction et ce sentiment de quelque chose d’inaccompli vous poussent à écrire le livre suivant pour rétablir l’équilibre, sans que vous n’y parveniez jamais. A mesure que les années passent, les livres se succèdent et les lecteurs parleront d’une œuvre. Mais vous aurez le sentiment qu’il ne s’agissait que d’une longue fuite en avant.