CAVALIERS DE L’APOCALYPSE
6 Août 1945. Dans l’immensité glacée de l’univers. Hiroshima, mon amour.
Ce matin là, l’aube du levant s’est éveillée sous un jour de mauvais augure, terni d’un féroce silence. A vol d’oiseau, pas un seul cri en fond sonore. Rien de tangible qui ne laissait présager le pire de cette tempête de tourments, prête à s’abattre de plein fouet, telle un divin fléau tombé du ciel. Colère des dieux, courroux d’êtres suprêmes, conquérants de l’Ouest censés dénouer le chaos des maléfices.
Subtilement présenté comme un mal pour un pis, de toutes parts du monde, ce maelström ne fut que la dramatique résultante de perceptions erronées, portées aux nues par le mirage collectif de vagues d’effroi. En y regardant de plus près, quelques phénomènes perceptibles auraient dû, ou peut- être bien auraient pu, interpeller les consciences amorphes, assoupies par les propos illusoires du moment. A condition d’avoir le recul nécessaire, détaché des fluctuations de cette spirale infernale, oscillant par delà les fibres sensitives. Plaidoyer fallacieux, devise d’insidieux. Ils peuvent dire « nous» sans mentir pour autant.
Avec un soupçon de si et une once de mais, l’histoire du monde aurait pu s’écrire à l’unisson, calligraphiée de la plus belle plume d’ange. Rien de pensable, rien d’entendable, juste le funeste constat d’un gâchis sans nom, amère escalade sans détour. Testament sans appel. Empreinte à jamais effacée. Fut-il un temps où les hommes étaient des sages ? La paix, otage d’un bouquet de nerfs pour écorchés vifs. Si vis pacem, para bellum.
Entachée de haine, la guerre, celle qui se nie et qui s’affirme dans le repli de ces immondices, hurlant à la mort en toute impunité. Mondiale communion des délires qui sévit en marge des portes dérobées. A feu et à sang, les continents abreuvés du sang de générations sacrifiées sur l’autel de la désolation. Du fond de son labyrinthe des âges farouches, en embuscade, elle attend de jeunes proies pour festoyer sans fausses notes. Soldats anonymes, chair à canon juvénile, venus périr en terres inconnues. Offrande sacrée au fils de Zeus et d’Héra, Arès, dieu Olympien de la guerre.
Sous l’effet domino, le contexte mondial empêtré dans la multiplication des conflits, sombrait dans le chaos le plus total. Fruit de la furie d’un petit caporal vociférant devant les foules frappées de fascination. Après des années de traversées des abîmes et quelques millions de morts à la clé, le temps fut venu de déposer les armes. Tyrans et dictateurs aux portes des Enfers.
Malgré les nombreux appels à la raison, ce conflit ne cessait de s’enliser. Suite à l’attaque éclair de Pearl Harbor par les kamikazes nippons, les justiciers du Far West , blessés dans leur orgueil de coqs belligérants, mirent tout en œuvre pour laver l’affront. Quel que soit le prix, quelque soit la forme. Irrépressible amertume. La loi du talion.
Le dernier empereur divin mettait un point d’honneur à ne pas capituler de la sorte. Arcbouté dans ses principes les plus ancestraux, le samouraï s’entêtait dans une résistance désespérée, que les bombardements incessants n’entamaient point. C’est ainsi qu’émergea l’impensable pour briser la résistance de l’empire du Levant. Hormis les quelques rescapés, survivants de l’Apocalypse, qui, de nos jours se souvient encore, sinon les pages sombres des livres d’histoire ?
Au cœur du désert du nouveau Mexique, dans la nuit constellée d’étoiles, porté par la brise nocturne la complainte de chacals et autres dingos en vadrouille. Non loin de là, sous le regard étonné de la faune de ces contrées inhospitalières, l’agitation va bon train. Étrange sentiment de calme avant la tempête.
Derniers préparatifs avant le grand envol au dessus du Pacifique. Sans trembler pour autant, un mécano redonne un coup de propre au patronyme du vieux zinc, Enola Gay bombardier Boeing B 29 Superfortress. A bord l’équipage au grand complet déroule méticuleusement la check-list de routine. Tous volontaires, triés sur le volet, imbus du devoir du sacrifice, la patrie chevillée au corps. Stars and stripes. In god we trust.
Contact, magnéto, allumage! La tempête sonore déchire la torpeur de la nuit. Un à un, les quatre moteurs en étoile recrachent leurs relents d’huile. Sous les trépidations des hélices brassant des nuages de poussière de sable, la vieille carlingue métallique bafouille un instant avant de s’ébrouer d’un air nerveux. Son indécrottable Stetson vissé sur la tête, le pilote, cowboy chevronné, inspecte un à un les cadrans du tableau de bord. La météo est si clémente que la navigation se fera aux étoiles, tout comme les marins d’Ulysse dans leur épopée homérique.
L’ordre suprême vient de tomber de l’État major des armées. Feu vert. Mission de l’exaltation du sacrifice. Sous la bannière de l’Aigle impérial, le gros bourdon s’élance sur la piste dans un fracas de tonnerre. Dans la soute à munitions, Little boy engin de destruction massive à uranium enrichi. C’est écrit, par le chatoiement des pensées.
Par-dessus les océans se dessine l’ombre glacée de l’insoutenable. Un nuage de cendres ensevelira sans pitié toutes velléités. En clair obscur, dans les prémices de l’aube, se découpent les premiers contours de la belle endormie aux yeux bridés, alors que le prochain bouleversement pointe déjà à l’horizon. Qui pu croire que sous la clémence des cieux se tienne l’ange au glaive de feu. Frémissant guerrier de l’Apocalypse.
Un sifflement strident déchire la réalité de la vie que l’on croyait un songe. Juste après le silence des justes l’irruption soudaine de cette aveuglante lueur crue et blafarde d’un soleil engloutissant en son entrain les plus belles couleurs de la vie. Dans la foulée un terrible fracas de tonnerre retentit au cœur d’une gigantesque boule de feu, dévastant en son cataclysme nucléaire la frontière entre sens et folie.
L’instant de le dire, le souffle d’un instant, Hiroshima, mon amour, rayée de la carte du monde. Ville de décombres et de poussières. 80 000 personnes périssent sur le champ, des milliers d’autres succombent de leurs blessures ou des radiations au cours des jours suivants. Sans arrêt en équilibre, l’humanité en pleurs, s’éveille en proie à son pire cauchemar. Triste réalité de la folie des hommes et de la science au service des pulsions mortifères dévorées par l’abîme. Seul rescapé végétal, Ginkgo Biloba, arbre sacré, vieux de 250 millions d’années.
Symbole de suprématie nationale, l’aiglon nazi a expérimenté l’holocauste au travers de ses camps de la mort. Dans cette surenchère de la démesure, l’aigle royal des Rocheuses manipulera sans vergogne le feu de l’Apocalypse. Toujours plus haut, toujours plus fort. Quitte à se brûler les ailes. Atome de tous les dangers. 6 août 1945, la vie sans repères, en territoire inconnu. Crime contre l’humanité.
A trois jours d’intervalle les instances militaires enfonceront le clou. A peine le temps de réaliser. Quitte ou double. Après Hiroshima la soumise, Nagasaki la vaincue, subira à son tour la foudre de ce raz de marée. Fat boy. Échec et mat. Assis sur son trône de certitudes, l’Oncle Sam, grand majesté, sauveur d’un monde en perdition. 9 Août 1945. Saint Amour.
Peuple sans nom, figures sans visage errant à travers la déchéance. On ne compte plus ces âmes transpercées par la lumière de la subversion. La grande folie de l’espoir reste porte close. Comment peut-on regarder la brutalité de la Mort en face ? A se demander si remords et regrets ne seraient qu’une version édulcorée de la condition humaine.