À L’ENVERS DE CE DÉCOR

Publié par Vent d'Autan le

Il y a ce que l’on voit avec sa propre vérité intrinsèque et en contrepartie cette partie de l’iceberg, noyé dans le mystère de l’imperceptible. Et puis un jour, tout s’éclaire pour révéler l’envers de ce qui sans doute ne fut qu’un décor.

Encore cinq petites minutes, juste le temps nécessaire de se poser, ne serait ce qu’un bref instant. Sous l’agilité de mes doigts virtuoses, sans trop que je m’en aperçoive, prend vie cet anodin petit bout de papier roulé, quintessence de mon plaisir quotidien. Machinalement, j’aspire une longue bouffée que je laisse échapper en douceur de ma bouche en cœur. Captivée par le spectacle de ce stick qui se consume à l’air libre, mon regard ne peut se détacher de cette mirifique incandescence. Volutes partent en fumée, volutes font des nuées.

Bercée par le tempo langoureux de ce vieil air vaporeux qui fredonne au creux de mes tympans,mon esprit funambule se prend à flâner, se fourvoyant par mégarde dans les méandres d’un voyage filandreux, à la dérive d’un flot chaotique de pensées biscornues. « Je suis amoureux d’une cigarette… ».

 Ma tête bouillonne d’une pléiade d’idées fulgurantes qui fusent de toute part, se manifestant de façon soudaine, telle une fourmilière d’étoiles filantes à travers la nébuleuse de la galaxie. Le tout, entrelacé dans un inextricable fouillis dont je ne saurais démêler le factuel de l’imaginaire.

Noyée dans les flots de cette cacophonie de sons et de bruits discordants, je perds pied, emportée dans le maelstrom de mes élucubrations solitaires. Je me sens débordée, quelque peu submergée par cette incessante agitation.

Au terme d’une intense journée de durs labeurs, je me replie à l’abri, dans l’antre de mon cocon, havre de paix empli de fraîcheur et de mansuétude. A peine posée au sein  de ma bulle, mon corps endolori, vieux compagnon d’infortune, me rappelle à son bon souvenir, comme enseveli dans une gangue de fourmillements de douleurs.

La couche superficielle qui sert d’épiderme à mes mains desséchées n’est plus qu’un amas de callosités racornies. Crispées par les gestes répétitifs, les phalanges de mes doigts semblent fossilisées, incapables de se dénouer de cette entrave. Croulant sous le poids de la besogne, je courbe l’échine, contrainte par ce dur labeur alimentaire qui ne nourrit plus aucune de mes aspirations.

Au fil de son train- train quotidien, cette routine vide de sens, anesthésie toute pulsion de vie. Fatiguée, harassée par l’extrême futilité de la tâche, véritable ouvrage de forçat à repousser perpétuellement cette roche granitique jusqu’au sommet de la montagne. Inexpugnable comédie humaine de l’absurde. Comment peut-on s’imaginer Sisyphe en être comblé, accompli ?

Dans cette vie qui ne me ressemble guère, je me sens quelque peu à l’étroit, étriquée au cœur de ce décor de pacotille aux proportions déséquilibrées, faux semblants d’une  syncopée désaccordée. Tout me semble surfait, superficiel, suranné, enchevêtrement  d’illusoires apparences qui ne mène nulle part, sinon au bout de ce cul-de-sac. Impasse sans aucune issue, en quête de lendemains qui chantent. Déluge d’espoirs déçus et de désirs déchus.

Ce manque de clarté va de pair avec mes attentes, tant bien que mal, je me résigne à désentortiller cet inextricable labyrinthe de mes saugrenues digressions. D’une certaine façon, tout ceci n’est qu’égarement, une échappée qui donne de la couleur à la vie. J’ai faim de nouveaux défis, envie de tout bousculer, besoin de passer à autre chose.

Quelle désagréable impression de n’être qu’un bibelot sans fard, vulgaire potiche plantée dans les anfractuosités de cette vitrine en trompe l’œil. Apparence illusoire du décor d’une vie où le monde effrayant de la réalité s’évanouit à l’arrière du tableau. 

Suis-je bien à ma place ? Ne devrais-je pas essayer d’aller plus loin ?  Devrais-je m’enthousiasmer pour le mouvement et l’entrain ? Mon espace à géométrie variable peut-il s’étendre à l’infini ? Ma zone de confort est-elle un passage obligé ? Est-il toujours possible de garder l’équilibre? Dois-je continuer dans cette voie, plutôt que de m’aventurer vers  l’inconnu ? A force de tourner en boucle, et si c’était moi qui ne tournais pas rond dans l’enfer de ce décor?

Trop tôt ou trop tard, l‘insomnie m’a frappé de plein fouet et je me décide de démarrer la journée. Le café en main, une cigarette à la bouche, je reste coi. Je réfléchis, toujours différemment en pleine nuit. Machinalement, j’ouvre la porte du frigo, la petite lueur bleutée inonde la torpeur de la pièce. Les yeux collés de sommeil, je reste là à bailler aux corneilles, scotchée, béate de solitude face à ce petit bout de jour. Dépouillé de ses apparats, le silence pèse de toute sa langueur monocorde. Dans un recoin de désinvolture, la lune rousse a semé le trouble. Qui a dit que la nuit porte conseil ?

Cauchemar nocturne, espoir diurne. Le monde n’est guère primauté, chaque matin il renaît de son intarissable présence, en quête d’incessantes nouveautés. Tous les sens en éveil, ce tableau se révèle l’œuvre d’infatigables beautés comme si l’éternité s’accomplissait dans cette palette de couleurs, harmonie de l’essaim contemporain. Le volcan en sommeil, qui en soi berce des âmes dévorées de fièvre, poursuit sa quête de l’extase. J’aime me rappeler combien les humains sont éphémères et le ciel infini.

En vérité, j’ai juste perdu le fil de la trame. Ce que je veux, juste m’offrir un brin de vie pour me satisfaire. Marcher avec l’appétence de mes envies, juste à mes côtés. Privilégier ce sentiment de plénitude qui m’envahit, pétrie de mélancolie avant le point du jour. Là où l’onde s’ébranle et se propulse divinité aux confins de la Terre. Œuvre à jamais accomplie, chaque nouveau jour tissant sa propre toile. Dans les coulisses de l’envers du décor, j’ai ouï le souffle du monde. Les mots viennent à me manquer…

Je me réveille d’une longue nuit quelque peu éprouvante, une nuit à échapper aux souvenirs d’un antan qui me paraissait bien aboli. Mais mon cœur n’éprouve pas la lourdeur ordinaire qui apparait fréquemment à l’issue de ce genre de retour dans le temps.

Et c’est mon corps tout entier qui sort du lit. Il n’est pas question de pied qui tâte le sol et ramène ensuite la jambe, pour que le buste suive le mouvement par roulement et ainsi entrainant toute mon anatomie. Non, je ressens une envie frénétique de me redresser entière et de débuter ma journée différemment, avec entrain !

Il est l’heure, comme tous les jours depuis désormais 10 ans, de me préparer. Le café est déjà dans la machine, parée à être allumée, les tartines tranchées sont disposées dans le grille-pain. Soucieuse de ne pas m’affoler le matin, je mets en place avant la nuit tout le dispositif afin de perdre le moins de temps possible, tout ça pour m’octroyer le plaisir de lire un bout de journal. Mais ce matin, une distance me sépare de ce quotidien. Je n’éprouve aucunement de pressement.

Je prends mon journal et je n’arrête pas la lecture. Il est près de 9h et je reste encore attablée. Je devrais être sur le chantier à 9h… mais je ne m’en soucie pas le moins du monde. Je me refais une tasse de café, toise ma blague à tabac et me questionne à l’envie de me rouler une cigarette ou non… Et c’est le non qui l’emporte. D’ordinaire, sur les lieux du travail, j’accompagne toujours mon second café de ma première cigarette. Mais là, présentement je détiens le sentiment que plus aucune habitude ne m’habite, et cela sans aucun remord.

 Je poursuis la matinée dans cette dynamique. Je sors sur la terrasse, je m’assois au bout de l’escalier de pierre pour finir ma dernière lampée de café devenu froid.Une impression d’éternité se joint à moi… Comme si je n’avais plus agi de la sorte depuis… je ne sais même plus.

Et là, sans que j’y prête attention je m’avance vers la grange toute de pierres constituée, et je commence à ouvrir les fenêtres, à agiter mes mains pour dépoussiérer les toiles des araignées venues trouver logis au sein de cette demeure oubliée. Je retrouve une sensation ancestrale, je revois les images de cette grange de mon enfance au cœur de laquelle la famille aimait se rejoindre pour des jours de fête, ou pour de chaleureux repas dominicaux.

Et je réalise que mon envie d’investir ces lieux, celle-là même qui m’avait poussée à racheter ces murs, se manifeste à nouveau devant moi. Je visualise l’esprit que je souhaitais lui apporter. Cette merveilleuse charpente en chêne massif dévoilée à tous les regards, je la voulais poncée de ses années de noir. Ces parois de pierres enfermées dans un vieil enduit en ciment, je les souhaitais libérées de leur humidité, avec pour simple habillage un beau mortier au sable de rivière en guise de lien entre elles. Je me voyais utiliser la méthode de mes aïeuls qui avaient bâti de leurs mains… Mains d’or à la grâce subtile de l’authentique.

Qui aurait pu penser que je m’enthousiasmerais de la sorte pour quelques poutres vermoulues à l’élégance intemporelle ? Il est des lieux qui, sans trop comprendre ni pourquoi ni comment, vous transportent dans des bulles d’allégresse et vous inspirent par le raffinement de leur généreuse architecture. Des lieux intemporels, d’intenses ferveurs qui, derrière leurs murs de vétusté vous pétrissent en douceur sous l’épaisseur de leur âme et vous façonnent de cette patine que le temps n’a que sublimé. Un lieu singulier, comme un manifeste, révélation humaine et esthétique à la sublime délicatesse des ors d’antan. Envoutée par l’indéniable puissance de l’envers de ce décor le plus exhaustif, le plus épuré, le plus poétique. La vie n’attend pas…

Poésie à quatre mains.

Avec la gracieuse collaboration de Sophie .

Catégories : Chroniques