CETTE PART DE SAUVAGE QUI EN CHACUN DE NOUS SUBSISTE
« Il y a dans la forêt des bruits qui ressemblent à des paroles. » Jean Giono
Au beau milieu de nulle part, couvert d’herbes folles et autre végétation indigène le sentier des loups, chemin nu sans but, sans aucune destination, libre d’allées et venues à la lisière de cette contrée aux farouches étendues. Pas âme qui vive, à peine la complainte du vent qui de temps à autre colporte les rumeurs de l’Autan.
D’un seul trait la forêt toute entière l’a happé dans l’étreinte de son exubérante frondaison. Plus aucune trace de son sillage aux contours ondoyants, englouti dans les replis évanescents de cette sylve sauvage, comme si tout à coup il avait cessé d’exister, soudain devenu confidentiel. Légers ou trompeurs, à peine quelques indices disséminés ça et là sous de faux airs de complaisance. Nul n’imagine à quel point la respiration des lieux se fait plus intime.
Solidement campé sur ses longues pattes effilées, sans cesse aiguillonné par l’inconstance des vents, le voilà qui file ça et là, à la bohème des diseurs de bonne aventure. Ici ou ailleurs, plus rien ne semble pouvoir retenir cette irrépressible appétence d’infinies immensités dont les détours l’entraînent vers d’autres lieux insoupçonnés à la dérobade d’errances fécondes.
Au nez et la barbe des carabinieri, d’un pas léger quasi imperceptible, accompagné de sa fidèle meute il a franchi sans encombre les frontières que seuls les hommes édifient au plus haut rang. À peine quelques traces furtives sur la neige fraîche. Au sommet de la ligne de crête des Abruzzes qui d’un liseré falot partage les versants escarpés de l’adret et l’ubac, le voilà qui surplombe les verts pâturages de la majestueuse vallée du Mercantour. À perte de vue l’étendue de son nouveau territoire. Semplicissimo!
Chemin faisant à travers les campagnes environnantes, de fil en aiguille il se faufile entre broussailles et fourrés, disséminant aux alentours sa ribambelle de progénitures qui à leur tour séjourneront dans les forêts voisines, à l’abri des regards indiscrets et de la curiosité maladive des hommes. Par monts et par vaux, qu’il pleuve, qu’il vente ou que la clémence des cieux soit de bonne augure, il arpente sans fin les confins les plus reculés. Des vastes étendues dénudées de l’Aubrac jusqu’aux hauteurs vertigineuse du Mont Aigoual en passant par les Cévennes environnantes, interminable itinérance dont nul ne connaît ni le secret, ni d’où il puise la force indispensable à cette quête sans fin.
Pas question de lambiner en chemin, parsemée d’embûches et d’imprévus son odyssée est un périple de chaque instant. Les oreilles dressées, perpétuellement sur le qui vive, se fiant à son seul instinct la survie du clan dépend de chacune de ses prises de décision. Sur le chemin d’ascension du massif de l’Espinouse, en s’élevant au-dessus des vallons étroits les reliefs abrupts deviennent plus rocailleux, vierges de tout sentier.
À perte de vue de vastes étendues tapissées d’un camaïeu de bruyères rose carmin esquissant une prodigieuse toile d’éclats de couleurs. Depuis ce balcon à découvert qui domine les contours de la Méditerranée où se mire les chimères de l’horizon, semblables à ces colonies de chenilles processionnaires dont lui seul mène la danse, il ne s’attarde guère, à peine un regard furtif en guise de parenthèse.
Guidé par les lointains échos du vent et la seule lueur des étoiles, sans relâche à longues foulées souples et régulières il trotte inlassablement à la conquête de ce nouveau territoire. Plus très loin du but, entre forêts luxuriantes et landes sauvageonnes le plateau du Somail, jalonné de profonds sous bois aux abords de la vallée de l’Agout. Parmi les branchages des hautes futaies les lueurs du jour se frayent un chemin de lumière. Qu’importe que le temps s’étiole sans hâte.
Contournant l’immense étendue aux eaux dormantes, au pied de la cascade du saut de Vézoles sans hésitation il s’engage entre résineux, chênes et tourbières. Seul le pépiement des oiseaux se mêle aux discrets coassements des grenouilles. Plus qu’à franchir le col du Cabaretou avant d’apercevoir les premières crêtes de ce massif montagneux, longue barrière étirée d’est en ouest le long des ultimes contreforts du Massif central.
Corridor de clairières pâturées béantes dans la pelisse des forêts, taillis de hêtres en futaies ou en bordure des chemins, à l’orée des bois le plateau d’Anglès affirme la rusticité de son caractère montagnard. Neige et forêts poudrées de givre y sont monnaie courante, rude et féroce le climat de cette enclave assure le précieux équilibre de la nature perpétuée sauvage.
À bout de forces c’est ici que s’achève cet interminable parcours par delà les contrées oubliées. Si présent en d’autres temps reculés, au-delà de la lueur des feux primitif et des mythes que la pénombre nourrit, à présent son nouveau terrain d’évasion sera le versant nord de cette terre ancestrale emmitouflée en de sombres et touffues forêts de chênes, de hêtres, de sapins et d’épicéas, massif forestier situé à l’ombre sans renoncer pour cela à jouir du soleil.
Un brin austère, souvent bigarrée de couleurs obscures aux tonalités nébuleuses, la Montagne Noire, ce bout du monde, massif de roches anciennes doit certainement son patronyme à la densité de sa couverture forestière. Terre de contrastes au carrefour d’influences, où pêle-mêle cohabite cette mosaïque façonnée de décors grandioses aux teintes ocre, auburn, rouge, violine, pourpre, amarante, selon les humeurs saisonnières.
Quelques uns ont aperçu son ombre furtive du côté des pentes abruptes du Triby , à quelques coudées franches de sa tanière enfouie sous les nappes de brume. Certains soirs de lune à corolle gibbeuse il se hisse plus haut le long des arêtes émoussées du Pic de Nore.
D’une tonalité bien plus dramatique, son long museau effilé lancé ver le ciel étoilé, il émet des cascades de vocalisations ininterrompues. Sa voix rauque se perd jusque dans les échos lointains des plaines en contrebas, puis comme par miracle là voilà qui ressurgit de nulle part rapportée par l’effronterie capricieuse du vent, amplifiant outre mesure la mélodie nocturne.
Ses grands yeux de braise scintillent alors dans la torpeur de la nuit. Un regard perçant et mystérieux qui sonde la profondeur des âmes comme pour nous rappeler combien cette part de sauvage subsiste encore en chacun d’entre nous depuis la nuit des temps. Ne sommes nous point de cette même bohème?
« Ce chant aurait pu avoir traversé un millier d’années de glace et de neige compactée par le vent, voyageant comme la lumière des étoiles depuis une source disparue à jamais. » John Haines