SILLONS DE BOHÈME
« En touchant l’horizon je deviendrai peut-être songe. Amples déjà dans mes nouveaux habits, le vent, l’immense et le ressassement » Donatien Garnier
À l’abri d’un blockhaus ensablé il scrute l’étendue de la mer comme d’autres scrutent le sillage du ciel. Du cap Blanc- Nez jusqu’au cap Gris-Nez, l’ébauche du jour irise les bords de grève de la côte d’Opale, étendue sauvage et solitaire. Seules quelques traces de mouettes à l’arrière du long sillage d’écume qui file là bas vers l’inconnu.
En cette saison les crêtes déferlent avec fougue, plus vives et plus fiévreuses. Forcis par le vent la houle cingle au visage les embruns du grand large. Avec ses grains de sable et de douce folie, la mélodie des paysages résonne jusqu’à perte de vue. Fasciné par le roulement lointain de la marée, il attend la prochaine vague, celle qu’il chevaucherait de sa planche de salut. Fil rouge qui guide son ineffable trace.
Teint hâlé, tignasse décolorée, yeux délavés, un soupçon de nonchalance fignole sa silhouette d’éternel baroudeur à la poursuite du battement du monde. Vie de bohème au détour des paysages escarpés entre les trouées de lumière. Un rôle taillé sur mesure, à la hauteur de ses chimères. À qui veut bien tendre l’oreille, les distances parcourues relatent l’étendue de son périple. Nomade au jour le jour avec pour seul compagnon le vent, aussi insaisissable que chacun de ses pas.
« Tout est en désordre. Les cheveux. Le lit. Les mots. La vie. Le cœur. » Jack Kerouac
Campé à l’arrière des ganivelles, son vieux combi désabusé, fané par les intempéries de l’existence, fidèle compagnon de route de ses élucubrations rembobinées au fil des temps. Depuis des lustres son esprit voyage à travers les songes d’une jeunesse évaporée au milieu des années psychédéliques. Paix, Amour et Liberté. Quand la déferlante hippie submergeait la ville de San Francisco.
Summer of Love. Monterey Pop. California Dream. Beat Generation. Tempo de la fureur de vivre. Woodstock. Île de White. Janis Joplin. Jimi Hendrix. Jim Morrison. Le club des 27, fauchés dans la fleur de l’âge. Clochards célestes, labiles arabesques. La bande son tourne en hyperboles, antidote à la dérobade des temps. Sacrée époque, époque sacrée. Chaque matin, à la grâce du ciel, il salue l’astre du jour, noyant sa mélancolie dans le flux du ressac. Implacable rituel sans plus aucune frontière.
Existence précaire et nécessité de déplacement font le sel et l’authenticité des poètes de la Beat Generation. De Jack Kerouac jusqu’à Neal Cassidy, en passant par Allen Ginsberg et William Burroughs, au fil des pages feuilletées les seuls mots qu’il retient sonnent comme un appel vers le grand large. Pas d’autre choix que de tailler la route.
Son regard s’égare ça et là, sans le moindre fil conducteur, émerveillé par les connivences que favorisent les alentours. La criaillerie des mouettes, le rugissement des vagues, le bavardage de la brise, les soupirs des oyats, le silence de l’indolence. En ces instants tout semble confession, l’air encore frais, chargé d’effluves iodés. Le vent ne va tarder à tourner casaque, l’orage semble de plus en plus proche. L’impression d’une grande contrariété prête à tomber des cieux.
« L’homme moderne a perdu l’option du silence. » William S. Burroughs
Au cœur de cet environnement étrangement calme, de lointains éclats de voix attirent son attention. Dans le dédale des dunes, une ombre furtive se faufile, à peine perceptible. Intrigué il scrute l’horizon où un semblant d’agitation aiguise sa curiosité. Reconnaissables entre mille, il devine une colonie de phoques et autres veaux de mer venus se prélasser sur la plage, témoins ordinaires de dérobades clandestines. Ainsi certains quidams fendent les flots au périple de quelconque ordinaire. Faux fuyants en déroute. Autre paire de Manche.
Tandis qu’il reprend le fil de ses pensées, face à lui un de ces indigènes qu’il croise parfois au hasard de ses déroutes. Malgré le froid vif le sourire étranger réchauffe la stupeur de l’instant. Interloqués l’un et l’autre, prostrés en interminable face à face. De la profondeur de ce regard fuyant s’échappent une cohorte de fantômes. Face à cette indigence l’on devine déjà les tragédies en cours d’une vie en désordre. Fâcheux destin, à moins que ne tourne la roue de la providence. Mais peut-on vraiment échapper à son karma ? Ambiguïté des réalités qui vous échappent en insolubles grains de sable filant entre les doigts, comme si le temps se devait d’accomplir son œuvre.
« Qui es-tu ? Que fais-tu donc par ici ? D’où viens-tu ? De quel pays ? Seul ? »
Les questions fusent sans aucune réponse, les mots semblant proscrits. Lui, le vieux routard en vadrouille, l’autre, migrant en déroute, exilé du désert. Improbable rencontre de deux mondes qui cohabitent sans jamais s’effleurer. La fraternité des hommes se croise parfois au détour d’un chemin.
« Café ? Noir… »
J’ai demandé : « Es-tu un magicien blanc ou noir ? »
Il a souri : « À la demande. » Allen Ginsberg